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Aux éternels perdants, Andrew Szepessy, traduit de l’anglais par Bernard Cohen (Rivages)
C’est une étrange histoire, comme il en est sans doute arrivé beaucoup dans ces années-là… Né de la rencontre, en 1940, de deux Hongrois réfugiés en Grande-Bretagne, diplômé d’Oxford, bilingue, Andrew Szepessy, après avoir travaillé comme documentariste à la BBC, reçoit une bourse d’études de l’Académie d’art dramatique et cinématographique de Budapest. Il se rend avec femme et enfants au pays de ses pères, où il est, sous un prétexte fallacieux, emprisonné, en 1965, pendant douze mois, par les autorités, qui tentent d’en faire un espion à leur solde. Libéré, il rentre en Angleterre, travaillera ensuite comme réalisateur en Norvège, publiera une première version de son livre en Suède, avant de s’installer, en 1998, dans une ferme en Transylvanie. Il est mort en 2018.
« Apprendre à respirer sous l’eau »
Aucun de ces détails ne figure dans ce « roman » d’où la vie du narrateur avant son arrestation, et, à peu de chose près, la personne même du narrateur sont exclues. Et qui n’est pourtant pas plus un roman que ne le sont, par exemple, les Récits de la Kolyma. Non qu’on puisse comparer Szepessy à Chalamov. D’abord, sans dévaluer le moins du monde le talent et l’originalité de notre auteur, tout le monde n’est pas Chalamov. Ensuite, le narrateur lui-même le dit, les prisonniers dont il nous parle et dont il fait partie ne peuvent pas comparer leur situation « à Auschwitz, ou à la forêt de Katyń, ou à Mỹ Lai au Vietnam ». Ou, donc, au goulag sibérien.
C’est à eux que l’auteur anglo-hongrois rend hommage à sa manière, en une suite de brefs chapitres qui sont pour la plupart autant de portraits : il y a l’homme qui sait que sa femme le trompe au moment-même, au bord du lac Balaton, par une belle nuit d’été, et qui ne peut lui donner tort ; il y a le vieux monsieur accusé d’avoir volé un manteau, qui est encore plus heureux en prison que dehors ; il y a les jumeaux américains qui prêchent tout le jour et veulent convertir tout le monde ; il y a celui qui passe son temps à avaler des ressorts de matelas pour aller à l’infirmerie. Ils ont été espions, cambrioleurs ou, le plus souvent, rien de spécial — conducteurs de camions, paysans… Peu importe qu’il y ait ou non une raison quelconque à leur présence derrière les barreaux. Chacun d’eux incarne une manière, plus ou moins efficace, de faire face à la situation où il se trouve. C’est-à-dire « de développer de solides branchies et d’apprendre à respirer sous l’eau ».
Dans le labyrinthe
La plupart, comme le narrateur, admettant n’avoir « aucun pouvoir sur ce qui se pass[e] en dehors de [leur] tête », apprennent « à cesser de [s’]en inquiéter ». Certains pratiquent le « masochisme transcendantal » : « Tendre-les-deux-joues-et-laisser-l’ennemi-vous-enquiquiner-jusqu’à-épuisement-lassitude-ou-satiété ». Et tous s’efforcent « de vivre uniquement dans le présent », en profitant des joies (humbles et rares) que celui-ci offre de temps à autre : « Un jour radieux, débordant de lumière solaire et de chaleur estivale. Les ombres pesantes de la salle du tribunal » ; « l’écho de la circulation urbaine traversant les murs » ; « les touches de machine à écrire venant lécher avec avidité les doigts succulents d’une secrétaire », ou, par-dessus une muraille, la « face colossale » d’un tournesol d’une taille exceptionnelle.
Pas d’arrière-plan ni d’extérieur, mais une attention extrême portée aux instants, et aux endroits qui les accueillent. Entre la première partie, Instantanés, justement, et la seconde, Réflexions faites, la seule véritable différence est le changement des lieux de détention. Après la prison d’une petite ville de province proche du fameux lac Balaton, on en découvrira une autre, pourvue d’« une cour élégante et spacieuse » présentant « la limpide simplicité d’une composition à la Piero Della Francesca ». Non sans avoir transité au préalable par un édifice « de style Habsbourg », « labyrinthe horizontal et vertical d’étages, de paliers, de couloirs, de passerelles et d’escaliers ».
« Une pure coïncidence… »
Szepessy n’est pas un historien, ni un penseur politique. Quand il s’aventure sur ce terrain, on se réjouit que les incursions y soient rares et brèves : l’éphémère République des conseils était un « sanglant régime communiste » mais l’amiral Horthy n’était jamais qu’« un vieux marinier » plein de sympathie pour les Anglais. Et l’admiration du narrateur pour un nazi germano-hongrois détenu pour espionnage et spécialement astucieux laisse, malgré tout, un peu rêveur… Mais l’essentiel et le fond du livre ne sont pas là. La radicalité de ses choix narratifs comme le curieux mélange d’humour anglais et de sens de l’absurde Mitteleuropa qui s’y donne carrière le sauvent résolument de la littérature de témoignage.
On est dans un monde privé de toute attache, où la logique ordinaire n’a pas cours. Le narrateur y constate paisiblement : « La relation entre le dossier judiciaire portant mon nom sur sa couverture et ce que je faisais concrètement d’une journée à l’autre était devenue une pure coïncidence ». La grande originalité du livre est sans doute dans ce ton. Dans cette adhésion à l’absurdité d’un destin, et dans la manière étrangement maniaque dont celui qui parle ici tâche d’aller au bout de cette absurdité pour mieux se mesurer à elle. Et en extraire, ainsi, une part d’universel.
P. A.
Illustration : Piero della Francesca, La Cité idéale (1460-1500)
Tags : Aux éternels perdants, Andrew Szepessy, roman anglais, Hongrie, janvier 2021
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