• Voyage avec Vila-Matas, Anne Serre (Mercure de France)

    https-_perezartsplastiques.files.wordpress.comIl me faut l’avouer tout de suite : je ne savais pas que Vila-Matas existait. Honte à moi, sans doute. Les écrivains hispanophones ne font pas vraiment partie de mes lectures de chevet. Je me suis renseigné, naturellement… J’ai appris qu’Enrique Vila-Matas était bien connu (honte à moi) ; que la difficulté d’écrire était au centre de son œuvre ; qu’il mêlait, expert en manipulation, personnages de fiction et personnages réels, dans une tradition baroque espagnole et latino-américaine à laquelle se rattacherait aussi, par exemple, Bolaño.

     

    Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, étant donné qu’il n’est nul besoin d’avoir lu Vila-Matas ni même de connaître son existence pour pénétrer dans le livre d’Anne Serre, pas plus que d’avoir lu ou de connaître les innombrables écrivains réels ou, encore moins, fictifs qu’elle cite à qui mieux mieux au long de ce qu’on hésite à appeler, au contraire d’elle, un roman. La référence à l’auteur barcelonais contribue surtout à produire le dispositif singulier qui s’y déploie.

     

    « Cinq cents pièces… »

     

    Dispositif à première vue assez simple : 1) l’écrivaine-narratrice se rend en train à Montauban pour y participer à une rencontre avec des lecteurs et y passer ensuite la nuit ; au cours du voyage, elle converse en imagination avec Vila-Matas, dont la lecture la stimule ; 2) l’auteur espagnol fait lui-même le récit un brin vertigineux d’un harcèlement par courriel dont il est victime ; 3) revenant, lors d’un autre déplacement, toujours en train, d’Auvergne, où elle vient d’écrire les deux textes précédents, la même écrivaine s’efforce de se déprendre de Vila-Matas afin de « passer à autre chose ».

     

    Rien de plus inexact qu’un tel résumé, lequel gomme tout ce qui fait l’essentiel du livre d’Anne Serre : la parodie d’hésitation fantastique (« Vila-Matas […] s’était carrément assis dans le fauteuil à ma droite dans la voiture du TGV »), l’incessant va-et-vient entre réalité ( ?) et fiction, les retours, coïncidences et multiples jeux de miroirs, la réflexion exigeante et profonde sur l’écriture comme art de la séparation et de la fugue. Parler de mise en abyme serait ici peu dire, même si la narratrice est bien celle qui projette « un nouveau roman qui s’appellerait : Voyage avec Vila-Matas ». Ce qui se tisse et se construit sous nos yeux, c’est un lieu intérieur qui serait celui de la littérature. Et le geste d’Anne Serre entrecroisant inlassablement les fils qui relient les différents plans de son récit est celui même par lequel sa narratrice travaille à se rassembler dans l’acte d’écrire : « Il y avait en moi, chaque fois que j’essayais de réécrire, une quantité de lambeaux, de parcelles, de fragments (…). On eût dit un puzzle, comme celui que j’avais acheté de cinq cents pièces, en septembre, et qui achevé montrerait agrandie une image d’un album de Tintin ».

     

    Nombrilisme ?

     

    Comme cette dernière citation le suggère, tout cela n’a rien d’aride mais, marqué au coin permanent de l’humour, provoque souvent chez le lecteur une jubilation indéniable. Et parfois un peu de lassitude, surtout dans la seconde partie, quand le sentiment soudain s’installe qu’on a compris le truc. Mais dès que l’écrivaine reprend la parole, le charme revient. Car même si celle-ci n’est pas l’auteure, ce roman qui tient de l’essai compose aussi, dans la lignée de l’autofiction, un magnifique autoportrait en profil perdu. Portrait de l’écrivain d’aujourd’hui, en perpétuel voyageur condamné à se mettre en scène devant des lecteurs qui le confondent avec sa personne publique. Portrait d’une personne habitée tout entière par la littérature et pour qui la réflexion sur la littérature ne se distingue donc pas de celle qu’elle mène sur elle et sur sa propre vie. Et ce sont de belles ouvertures sur d’anciennes histoires d’amour ou des images de l’enfance, et d’une « vallée riante et verte mais solennelle aussi » qui lui fut un décor fondateur.

     

    Ce livre qui commence et finit dans le train confirme aussi le caractère toujours mouvant et insaisissable de l’œuvre d’Anne Serre, laquelle se joue des genres et fait sans cesse jouer leurs limites, comme c’était le cas dans Qu'est-ce qu'une femme ?, court texte paru en ligne dont j’ai parlé ici. Se confirme aussi le côté tranquillement provocateur de cette œuvre qui ne s’embarrasse pas des oukases de l’air du temps, le célèbre nombrilisme de la littérature française s’y trouvant à la fois assumé avec une rieuse insouciance et battu en brèche, puisque l’auteure, pour mieux nous démontrer que ce nombrilisme prétendu n’est pas plus français et donc pas plus nombriliste que cela, va jusqu’à écrire elle-même et placer au cœur de son livre la nouvelle fictive d’un écrivain espagnol bien réel. Tout cela nous change agréablement de l’actuelle obsession du sujet, de la tyrannie des grands problèmes et de leur accablant cortège de bons sentiments.

     

    P. A.

     

    Illustration : plafond de l’église Saint-Ignace, à Rome

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