• Vie prolongée d'Arthur Rimbaud, Thierry Beinstingel (Fayard)

    http-_p7.storage.canalblog.comDans Faux Nègres (Fayard, 2014), Thierry Beinstingel racontait l’enquête menée par deux journalistes dans un village anonyme de la France du Nord-Est, où un parti d’extrême droite qui n’était pas nommé avait réussi son plus beau score. Le récit, mariant curieusement fiction et sociologie, peignait la province dite profonde avec une vigueur qui n’excluait pas la subtilité.

     

    On pouvait donc être curieux de voir ce que le même auteur aurait fait de la vie de Rimbaud, à laquelle le titre promettait de mystérieux prolongements. De fait, l’idée de départ ne manque pas d’aplomb ni d’humour : le poète n’est pas mort à Marseille en novembre 1891, on a pris un mort pour un autre, erreur sur les cadavres, on enterre à la place du vrai un faux Rimbaud, l’autre pendant ce temps se rétablit par miracle, un peu de sorcellerie africaine par là-dessus, le tour est joué ­— parfaitement invraisemblable, mais peu importe.

     

    Que va faire Arthur, une fois ressuscité sous le nom de Nicolas ? Je vous le donne en mille… Disparaître. Le lecteur est prié de suivre sur 400 pages la fugue du faux Nicolas, laquelle réitère celle déjà accomplie par le vrai Rimbaud. À ce stade, qui arrive très tôt, ledit lecteur commence à avoir quelques doutes sur l’intérêt de cette affaire, mais il attend de voir.

     

    Arthur le minuscule

     

    D’abord, « l'ex-poète s'est laissé aller à imaginer son retour en Afrique ». Seulement le risque d'être reconnu est trop grand, sa fuite sera donc une « fuite (…) française ». Et même ardennaise, tant il est vrai qu' « on n'échappe pas à son passé, à son enfance ». Ainsi, Nicolas, à travers, il faut le dire, d'assez beaux paysages, va rejoindre le cadre des premières expériences d'Arthur, renouer (discrètement) avec sa sœur Isabelle étonnée, et même, lors d'un passage à Charleville, aller contempler incognito sa vieille maman, ce qui lui cause l'impression « que son cœur [se déchire] dans sa poitrine comme un tissu trop ancien ». Par ailleurs, il dirige l'exploitation d'une carrière, crée de l'emploi dans la région, se marie, devient père, puis veuf, bref, comme le dit le narrateur lui-même, toute une « petite saga ». Le lecteur se sent soulagé. Ouf, même Rimbaud a sa petite saga, comme tout le monde, car « chaque homme doit trouver sa place, chaque société doit lui laisser sa chance ». En même temps il est un peu déçu, le lecteur. Certes, Thierry Beinstingel s'est « lancé dans une quête inlassable : révéler la poésie de chaque activité humaine », c'est la quatrième de couverture qui le dit. Mais si chaque activité est poétique, pourquoi ne pas avoir fait de l'ex-poète maudit un banquier ou un archevêque ? C'est ça qui aurait eu du panache.

     

    Seulement voilà, l'auteur veut concurrencer Michon, qu'il cite, sur deux plans : combiner à l'histoire d'une vie (devenue) minuscule celle d'une œuvre bientôt mythique. Arthur doit donc rester caché sous l'apparence de Nicolas, et l'histoire, littéraire ou non, suivre son cours en parallèle, en un agréable documentaire ponctué de clichés (Proust auteur de « badineries… de bon goût », Verlaine inévitablement moins grand qu'Arthur, puisqu'il a été élu « prince des poètes », donc reconnu).

     

    Sur trois pattes

     

    Ce n'est cependant pas tout : « les poètes ne meurent jamais », comme le narrateur le répète en refrain, sans doute heureux d'avoir trouvé une formule aussi puissamment originale. Ça lui revient quand même de temps à autre, à Nicolas, le souvenir de l'ancien Arthur. « Il remarque un bosquet au soleil et aussitôt c'est un trou de verdure » ; il passe une nuit avec un amant de rencontre, aussi sec voilà « la circulation des sèves inouïes » qui se déclenche. Là-dessus, la guerre, heureusement, éclate. Celle de 14 — eh oui, le temps passe. Ça s'anime un peu. Peinture détaillée et assez vigoureuse du cataclysme. Nicolas perd tout, famille et possessions, tant mieux : voici venir sa troisième (ou quatrième) vie. Elle consiste à retourner à Harar pour y mourir. Mais comme « les poètes ne meurent jamais », au même moment naît Georges Brassens, cet immense poète du XXe siècle, lequel mettra en musique Jean Richepin, autre géant des lettres, qui a fait le portrait de l'artiste en « oiseau de passage ». Le livre se clôt sur un quatrain tiré de ce texte. Voilà le lecteur soulagé derechef, doublement, d'avoir retrouvé son Arthur tel qu'on lui avait appris à l'imaginer et d'être arrivé au bout de l'histoire.

     

    Parce que, quand même, 400 pages… À balancer entre roman et essai, éloge de la réussite individuelle et révolte, réalisme et grandiloquence pontifiante — mais c'est exprès ! Enfin, sûrement… Nicolas, amputé, se déplace avec des béquilles, si bien que le livre boite, c'est normal. Et, comble de raffinement, la langue aussi. Sérieusement. Phrases bancales (« Il entendit le pas de sa logeuse lui déposer un bol de soupe »), impropriétés (une pupille « cligne », les pensées sont toujours, curieusement, « intérieures »), sans compter les « opportunités » qui sont des occasions, les « options » venant s'ajouter à ce qui est « incontournable », et, je n'invente rien, « le côté obscur de la force »… Tout cela à pleines pages, par pur et simple amour de l'art, c'est courageux. Les correcteurs de la maison Fayard, ayant visiblement bien compris le sens de l'entreprise, se sont gardés d'y rien changer, rendons-leur hommage à eux aussi.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 17 août sur le site du Salon littéraire.

     

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  • Commentaires

    2
    Marie Sizun
    Samedi 17 Septembre 2016 à 10:06
    On est en effet confondu par la nullité de l'ouvrage...le courage de la lecture du chroniqueur, et son talent!
      • Samedi 17 Septembre 2016 à 15:50

        Talent, tu es trop indulgente. Mais courage, ça oui, il en faut.

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