• Une danse, Fradl Shtok, traduit du yiddish par Batia Baum et son atelier de traduction (Maison de la culture yiddish/ Bibliothèque Medem)

    galerieleminotaure.netCet élégant et mince volume rassemble, dans une édition bilingue, six récits de Fradl Shtok, personnage assez mystérieux de la littérature issue du yiddishland. On sait peu de chose sur la vie de l’auteure. Née en 1888, elle quitta la Galicie dès 1907 pour s’installer aux États-Unis, où elle publia dans des revues et des anthologies des poèmes et des récits écrits dans sa langue maternelle. Suivit, en 1927, un roman en anglais, Musicians Only. Après quoi on perd à peu près sa trace, au point que la date de sa mort, 1952, sans doute, reste incertaine.

     

    Partir…

     

    À l’image de cet itinéraire, les courtes fictions (moins de dix pages chacune) proposées ici ont d’abord pour cadre Skala, bourgade natale de l’écrivaine, puis New York. Comme le note Caroline Puaud dans son introduction, elles mettent toutes en scène le conflit entre l’individu et le groupe, l’émancipation et la tradition, la modernité et le passé. Et cette opposition s’exprime non seulement dans l’action mais dans l’écriture, qui mêle les voix intérieures des héros à celles de la rumeur publique et de la narratrice. La lutte des discours contradictoires finissant parfois par s’intérioriser complètement, comme dans la nouvelle qui donne son titre au recueil. On y voit un jeune travailleur pauvre qui, invité au mariage d’un lointain parent, se déchaîne soudain dans une danse endiablée : « Il s’est mis en garde : "Meirl, arrête… Tu es père de famille, tu vas rendre l'âme…" Mais il s'est répliqué avec colère: "Ça va, ça va, toi, ne te casse pas la tête pour moi". »

     

    C’est toujours le désir qui perd. Les six récits montrent son éclosion et son échec. Des contes de nostalgie et d’insatisfaction… Le train arrive dans la petite ville ; avec lui s’installe chez les habitants « un nouveau sentiment (…), le désir de partir. Partir dans le vaste monde, s’en aller là-bas, avec la fumée qui dispar[aît] au loin ». « Des heures entières », Brontsi, une des héroïnes, « rest[e] plantée devant la frontière à regarder là-bas, vers la Russie ». Au parc, en été, le cœur des jeunes gens « brûle d’envie d’eau fraîche, de jeu amoureux ; il brûle du désir de s’envoler au loin, ailleurs à l’étranger, ou de nostalgie pour un foyer dont nul ne sait où il est ». Mais le beau jour finira dans les larmes, le pays d’au-delà la frontière n’est pas différent de celui où l’on vit, et c’est pour un avenir sans doute peu glorieux que Nessi, « la fille de l’abatteur rituel », finit par prendre le fameux train avec « un juif à la mode allemande » venu prêcher le sionisme au shtetl.

     

    Musique et danse

     

    Aucun pathétique cependant dans ces récits marqués par l’humour, imprégnés d’une oralité pleine de verve et portés par le rythme sautillant de la musique et de la danse. Les répétitions en guise de refrains scandent le texte, et, peu à peu, les personnages, mus par des forces qu’ils contrôlent mal, deviennent des pantins agités de mouvements mécaniques : « Il s’est penché en avant pour lui faire la bise, mais la belle-mère ne s’y attendait pas et n’a pas avancé son visage. Quand elle s’est rendu compte qu’il voulait que l’on s’embrasse (…), elle a tendu la tête vers lui, sauf que lui avait déjà reculé la sienne, mais quand il s’est aperçu que la belle-mère voulait bel et bien que l’on s’embrasse, il a encore une fois incliné la tête vers elle mais trop tard, il l’avait loupée »…

     

    Ce mélange de gaieté et de profonde mélancolie est sans doute un trait singulier de la singulière Fradl Shtok. Il signe aussi, à nos yeux, son appartenance à la culture juive issue d’une Europe centrale aujourd’hui disparue.

     

    P. A.

     

    Illustration : Marc Chagall, Village et violoniste, 1924

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