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Totalement inconnu, Gaëlle Obiégly (Christian Bourgois)
C’est « son onzième roman », dit la quatrième de couverture. Les dix ouvrages cités en tête de volume étaient donc tous des romans aussi ? En tout cas, N’être personne (Verticales, 2017), dont j’ai parlé il y a cinq ans (voir ici), n’en était déjà pas plus un que le Totalement inconnu de cette rentrée. Le premier intérêt de ce qu’écrit Gaëlle Obiégly réside, à l’évidence, dans les distorsions qu’elle impose à un genre dont ne restent guère chez elle que le nom, et les débris : anecdotes, saynètes, souvenirs, choses vues, éléments d’autoportrait… À quoi s’ajoutent toujours ces réflexions qui étouffaient un peu le livre de 2017. Je l’avoue, je n’avais pas été tout à fait convaincu par l’histoire de cette hôtesse d’accueil accidentellement enfermée dans les WC de son entreprise tout un week-end et notant, sur le papier qu’elle avait sous la main, mille choses, dans un désordre apparent qui restait souvent du désordre. Où on relevait beaucoup d’opinions laissant transparaître celle, flatteuse, que la locutrice semblait avoir d’elle-même. On ne peut plus lui reprocher cela. En cinq ans, notre auteure a clairement progressé dans le domaine de l’humour, y compris à son propre propos. Mais elle continue à aimer les idées…
Obéir
Celle qui parle ici, toujours plus en locutrice qu’en narratrice, est aussi toujours hôtesse d’accueil. Elle écrit. Et compte prononcer, on ne sait trop dans quel cadre, la conférence qu’elle rédige, et où elle évoque des événements advenus depuis que, cinq ans plus tôt, en 2015, « une voix a surgi » dans son esprit « pour [lui] faire des annonces et [lui] donner des instructions ». Elle raconte en chemin toutes sortes d’incidents, de rencontres, de souvenirs, liés ou non à la période de confinement où le pays est plongé. Il est en particulier question du soldat inconnu : « Il loge en moi, c’est comme un implant, une grosse écharde. Il m’oblige à écrire, ce n’est pas tellement agréable. Mais je n’ai que ce moyen pour connaître mes pensées ». De là à considérer que « la voix » est celle de cet hôte, qui n’est peut-être au fond que la conférencière elle-même…
En tant que « réceptionniste », elle est, dit-elle, « une sorte de domestique ». Et, en tant que telle, elle obéit, aux injonctions de sa « voix » comme au flux des pensées qui se succèdent en elle par associations libres. Exemple : le soldat inconnu, paradoxe, « existe moins » du fait de son article défini, qui fait de lui une abstraction. « Tandis que le déterminant un façonne le soldat » et en « fait quelqu’un ». Le grand-père de notre amie, maréchal-ferrant de son état, façonnait, quant à lui, des rambardes et des portails. Et parlait de Verdun à sa petite-fille …
Héberger
De page en page, un réseau s’élabore, qu’on parcourt en repassant à plusieurs reprises par les mêmes points, lesquels renvoient chaque fois dans une autre direction, comme autant de flippers dans un billard électrique. Page 58, la locutrice, enfant, découvre le Pont-Neuf alors que celui-ci est sous l’emballage de Christo : « Il me révélait l’existence de ce pont en le faisant disparaître ». Page 167, la même, des années plus tard, va à l’enterrement de son psychanalyste, dont elle découvre la personnalité à travers les discours tenus à son sujet pour l’occasion…
« Aucune fiction n’atteindrait le niveau de ce qui me traverse et dont je suis très peu l’autrice », dit-elle. Domestique, mais, donc, d’abord, hôtesse. D’accueil, et également en ce sens qu’elle accueille et héberge… toutes sortes de corps étrangers : celui du soldat inconnu ; la nourriture et les lectures lorsque, enfant, « lire et manger étaient [ses] deux passions » (« Il fallait me remplir ») ; « des choses inconscientes », également, ou, mieux, des connaissances jamais acquises. La causeuse aborde ce thème sous un angle franchement et audacieusement philosophique : « Certaines choses que je ne connais pas, je les connais quand même, comment est-ce possible ? » Problématique kantienne s’il en est, d’ailleurs Kant, avoue-t-elle, l’a « excitée » dans sa jeunesse (« Je me revois, haletante, en train d’étudier le concept de liberté sans d’abord y rien comprendre »). Ce même Kant dit, en gros, « qu’il y a ce que je peux connaître et il y a le soldat inconnu ». Oui mais quand on abrite le soldat en question dans les replis de sa propre conscience…
La méditation ne se développe évidemment pas ici sous la forme d’une « dissert ». Elle prend celle, ambulatoire, de l’association d’idées, et progresse par son seul mouvement. Pour en arriver à : « Notre âme est déterminée par des états antérieurs d’elle-même » ; et à : « J’aurais très bien pu être la montagne, une flaque d’eau, un bouc, n’importe quoi ». Idées qui, en elles-mêmes, ne séduiraient ni par leur originalité ni par leur nouveauté si elles n’étaient justement le produit d’une écriture singulière. Ce n’est ni celle du monologue intérieur ni celle du ressassement obsessionnel, tendance Thomas Bernhard ou Samuel Beckett. Elle est trop discursive pour cela. Gaëlle Obiégly, ou la voix qu’elle emprunte, rédige une conférence, on l’a dit, un discours – et tout, micro-récits, fantaisies, épisodes souvent drolatiques, la ramène toujours au discours, comme commentaire et comme réflexion. Le présent de généralité est son originalité. Et son point faible. Car on n’est pas tout à fait sûr de vouloir s’intéresser à ses idées mais on s’intéresse à la façon dont elle les tisse. Si bien qu’on est toujours tenté de sauter plus loin, au-delà de chacune d’elles, pour voir où elle nous mène plutôt que ce qu’elle nous dit. Peut-on faire l’un sans l’autre ? Oui et non. C’est le dilemme du lecteur. À Gaëlle Obiégly de le résoudre. Le peut-elle, cependant, sans renoncer à la contradiction où son originalité se fonde ? C’est le dilemme de l’auteure. De quoi écrire encore au moins onze « romans »…
P. A.
Illustration : Paul Marcel Dammann, Étude pour une médaille au soldat inconnu, 1925
Tags : Gaëlle Obiégly, Totalement inconnu, roman français, rentrée 2022
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