• Soif, Amélie Nothomb (Albin Michel)

    artdesigntendance.comIl faut quand même que, de temps en temps, je parle des livres dont tout le monde parle. Et vers lequel de ces livres-là me tourner, sinon le rituel Nothomb ? J'ai déjà dit, à l’étonnement vaguement réprobateur de certains d’entre mes lecteurs, que la dame aux chapeaux était loin, à mes yeux, de mériter le mépris où beaucoup croient devoir la tenir. Langue à peu près impeccable, humour, classicisme de bon aloi, fait d’élégance et de rapidité… : de quoi se plaint-on ?

     

    Seulement, ici, ce n’est pas tout à fait le livre rituel. Celui-ci est spécial, la critique le dit. Et elle le confirme. « C’est le livre de ma vie », déclare-t-elle dans La Vie, hebdomadaire catholique auquel elle a accordé un long entretien. Jésus, en effet, lui a toujours parlé (depuis l’âge de deux ans, précise-t-elle). Il était donc temps, dans son vingt-septième roman publié, qu’elle le fît parler à son tour.

     

    « Une bévue »

     

    Ce qui est bien, c’est qu’on n’a pas besoin d’entrer dans les détails de l’intrigue… Jésus parle, donc, à la première personne, comme vous et moi, et raconte, au présent de l’immédiateté. Quoi ? Sa dernière nuit, alors que, contrairement à ce qu’affirment les Évangiles, il a déjà été condamné à mort ; son supplice, le lendemain ; sa mort et sa résurrection — « Lorsque le caveau n’a plus suffi à contenir mon exultation, je suis sorti ». Et puis voilà.

     

    On me pardonnera une expression un brin familière : c’est gonflé. Non pas, comme le suggère La Vie, parce que, à notre époque déchristianisée, choisir un tel sujet serait braver courageusement le ridicule. La croyance, me semble-t-il, se porte au contraire assez bien. À cela près que chacun aujourd’hui veut avoir la sienne. Et Amélie Nothomb ne fait pas exception, qui reconnaît ingénument, toujours dans le même entretien, avoir voulu « trouver une version de la passion du Christ qui, [elle], ne [la] choque pas ». Ça donne en gros ceci : Jésus avait un corps, contrairement à Dieu ; c’est ce qui lui a permis de connaître la « soif » du titre, sous toutes ses formes, à commencer par celle du désir (Marie-Madeleine) ; ignorant ces bonheurs, le Père avait conçu le « projet » que l’on sait, aboutissant à la crucifixion ; « une bévue », dit le Fils, qui rejette, comme celle qui le fait parler, la nécessité du sacrifice et de la souffrance qu’il suppose.

     

    « Avant l’incarnation »

     

    Non, pas plus que dans le choix du sujet, l’audace ne réside pas dans ces charmants blasphèmes. Elle n’est pas d’ordre théologique, mais linguistique. Car Amélie Nothomb a raison sur un point : « Nous n’en sommes pas sortis », de cette histoire. C’est-à-dire : de ce récit. Et le réécrire à la première personne, voilà une transgression véritable. Non seulement parce qu’on redécouvre, sous un angle totalement inhabituel, les épisodes que le Texte avait fixés, croyait-on, pour toujours (Noces de Cana, figuier stérile, marchands du Temple…). Non seulement parce que l’humour-Nothomb, dans un tel contexte, prend une résonance singulièrement subversive : (« Mon Père n’a jamais eu de corps. Pour un ignorant, je trouve qu’il s’en est fabuleusement bien tiré » ; ou encore : « Moi qui ai accès aux œuvres d’art du monde entier et des siècles des siècles, j’aime regarder les descentes de croix »). L’audace et la paisible violence du roman tient en ceci surtout qu’il nous installe dans l’esprit de celui qui devrait demeurer, d’un strict point de vue (onto)logique, impénétrable. D’où nous parle-t-il ? D’où nous dit-il des choses comme : « Avant l’incarnation, j’ai peu de souvenirs » ? C’est en imaginant et en ouvrant l’espace de semblables questions que ce livre de Nothomb s’aventure effectivement plus loin que les autres.

     

    Alors, on passe par-dessus les sentences (« L’état amoureux ne guette pas les êtres étrangers au mal »), les discours — sur l’amour, le corps, la soif, etc. Amélie Nothomb n’aime pas le Père, elle aime mieux le Fils ; elle a la foi, mais, dit-elle, « en quoi exactement, je ne pourrais pas très bien vous dire ». Elle est de son temps, ce qui n’est pas original. Elle n’est ni théologienne, ni mystique, ni sans doute chrétienne à proprement parler. Mais elle est écrivain. C’est déjà quelque chose. Et peut-être, par là, est-elle aussi un peu tout le reste.

     

    P. A.

     

    Illustration : Matthias Grünewald, retable d'Issenheim (1516) – détail

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  • Commentaires

    4
    Grevet Eric
    Lundi 7 Octobre 2019 à 08:23

    Une bonne rentrée littéraire!

      • Lundi 7 Octobre 2019 à 11:07

        Et à toi, une bonne rentrée tout court !

         

    3
    Fabienne
    Samedi 5 Octobre 2019 à 19:51

    Merveilleux! Je suis comme toi, j'aime beaucoup cette auteure que l'on vilipende si facilement alors qu'elle a une si belle écriture et un vrai monde à elle. Un peu de jalousie, peut-être? Je vais me jeter sur ce roman après t'avoir lu. Chacun a sa version des Evangiles et personnellement je les ai réécrits (dans ma tête) plutôt en ce qui concerne le début: amours de Marie, conception, mariage avec ce beau personnage de Joseph, etc. Je suis ravie qu'elle se soit saisie du sujet et qu'elle ait osé. Merci de l'avoir si bien comprise, ta critique est très riche.

      • Dimanche 6 Octobre 2019 à 09:02

        Merci de tes compliments, que n'écris-tu à ton tour ta version de l'histoire !...

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