• Route One, Michel Moutot (Seuil)

    www.la-poze-travel.comÉpique, tellurique, prométhéen, voilà le roman de Michel Moutot en trois mots. Trois gros adjectifs pour un gros livre, tout entier contenu en son titre. La « mythique » Route One parcourt la côte Pacifique des États-Unis, de la Californie aux confins de l’Oregon. Là, il s’agit plus particulièrement du tronçon Los Angeles/San Francisco, édifié entre 1935 et 1937. « La partie la plus délicate », qui doit traverser des montagnes escarpées dominant la mer. Et passer (le roman commence) par les terres du bien nommé Hyrum Rock, fermier mormon farouche dont le grand-père, puis le père ont construit un ranch difficile à atteindre au milieu d’un vaste domaine. Polygame et propriétaire d’une mine d’or ignorée qui a pour beaucoup contribué à sa fortune, le troisième des Rock tient d’autant plus à rester à l’écart de la civilisation. Il fera tout pour détourner ou au moins pour ralentir la progression de cette « Pacific Coast Highway » censée mettre « le point final à (…) la conquête de l’Ouest ».

     

    En face de lui, Wilbur Tremblay, abandonné à sa naissance, adopté enfant par un couple d’Américains moyens, jeune ingénieur brillant, à la tête du chantier. Entre lui et le mormon, la lutte à mort se compliquera et s’intensifiera encore lorsque Wilbur tombera amoureux d’Amelia, la fille aînée de Hyrum, violée régulièrement par celui-ci depuis son adolescence.

     

    À coups de rochers…

     

    Une histoire simple, somme toute. Pour la raconter, l’auteur met en place un dispositif compliqué, remontant jusqu’à l’arrivée en Californie de Rock l’aïeul, en 1847, dont le récit alterne avec celui de l’enfance puis de la jeunesse de Wilbur, et avec l’avancée semée de péripéties de l’ouvrage d’art, vue par les yeux de divers personnages. Un de ces va-et-vient de rigueur aujourd’hui, qu’il est permis de trouver un petit peu vain. On se prend à rêver d’un majestueux déroulement chronologique, lequel conviendrait aussi bien tant à l’évocation d’une route qu’à la traversée de tout un siècle, de la Ruée vers l’or à la Grande Dépression.

     

    Dans ce roman qui doit beaucoup au cinéma, on trouve aussi une fumerie d’opium, les triades, la mafia, les casinos de Las Vegas… Toute une histoire de l’Amérique, en bref, stylisée, mais assez pittoresque et précise dans les détails pour embarquer le lecteur. Cette histoire se trouve résumée en deux figures que tout oppose : le pionnier fondamentaliste, rétrograde et ancré dans la terre, face à l’homme nouveau, insoucieux de ses origines, tout entier tourné vers l’avenir. Ils ne se rencontreront cependant que très tard dans le livre. En attendant, ils s’y affrontent indirectement, et à coups de rochers. « Une mante religieuse de bois et de métal, avec son long bras articulé capable d’abattre en un souffle le travail de dix hommes, (…) se fraye un chemin à flanc de montagne ». Mais, la nuit, des saboteurs à la solde du fermier réactionnaire font sauter ce qu’elle a créé : « rochers qui s’entrechoquent, tonnes de terre qui dégringolent, fracas des pierres et des roches qui plongent dans l’océan »…

     

    La nature des choses

     

    Voilà pour l’épopée, laquelle ne va pas sans quelques discours explicatifs plus ou moins intégrés au récit — Moutot, qui est journaliste, a le souci d’informer. C’est pourtant une épopée tout de même, indéniablement, qui met aux prises, plus que des hommes, la technique et la nature (voilà Prométhée). La splendeur de l’une est rappelée sans cesse : pentes vertigineuses « au-dessus des vagues qui roulent sur les rochers et lèvent un voile d’écume irisé par les rayons du soleil », « forêt de séquoias », « torrent qui chante », phoques, grizzlys… C’est néanmoins l’autre surtout qui fascine, avec ses « géantes d’acier », ses « dizaines de tonnes de métal » et ses exploits. Qui fascine et qui gagne : grâce à l’action d’« hommes intrépides, des rêveurs ou des fous », les ponts suspendus s’élèvent, les barrages résistent « à la pression de milliards de mètres cubes d’eau », enfin la Route du titre est tracée, quitte à « faire sauter des pans de montagne (…), aplanir des collines, creuser défilés et tunnels ». C’est la défaite du polygame tyrannique et incestueux chargé ici du rôle d’homme de la nature, et le triomphe du jeune homme éduqué et sympathique incarnant la puissance de la technologie et le progrès. Le moins qu’on puisse dire est que le livre de Michel Moutot ne s’inscrit pas dans l’air du temps, ce qui au moins nous change.

     

    L’essentiel n’est pourtant peut-être pas à chercher dans le potentiel débat d’idées, pas plus que parmi les personnages tout d’un bloc, dans la manière des romans d’aventures. Les vrais héros, ce sont la terre et les machines. Les choses. Naturelles ou fabriquées par l’homme — mais l’homme, d’autres l’ont dit avant moi, fait aussi partie de la nature. Disons qu’il s’efface ici pour laisser le premier rôle à la matière. Et le choix d’une telle héroïne est sans doute la seconde originalité d’un livre qui ne joue peut-être le classicisme qu’en apparence.

     

    P. A.

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