• Pietra viva, Léonor de Récondo (Sabine Wespieser Éditeur)

    Pietra viva, Léonor de Récondo (Sabine Wespieser Éditeur)Vous l’aurez sans doute remarqué, la mode du roman qui met en scène des figures célèbres de l’art ou de l’Histoire m’intéresse. Symptôme d’un épuisement de nos imaginaires ou de l’expansion de l’imaginaire dans le domaine entier du réel, effet d’une fascination pour l’extrême singularité ou de la conviction bien ancrée qu’au fond tout le monde est pareil, cette sous-catégorie récente du roman me semble le nœud de bien des contradictions dans les rapports que l’homme moderne entretient avec, entre autres choses, la littérature — même s’il ne lit plus. Pour cette raison peut-être, elle donne lieu aux succès les plus remarquables comme aux échecs les plus navrants. Le roman des grands hommes ignore l’entre-deux : il va tout de suite au pire (disons, Dans l'ombre de la lumière) ou au meilleur (La Splendeur de la vie, par exemple).

     

    Paru en août 2013, Pietra viva m’avait échappé. C’est une amie, fidèle lectrice de ce blog, qui m’a incité à le lire, avec quelques réserves. Dans le genre histoire de grands hommes il ne fallait pas le rater. De plus en plus fort, pourrait-on dire. Mesdames et messieurs, après saint Augustin, Danton, Hugo, Churchill et Leni Riefensthal, voici… Michel-Ange. Ni plus ni moins. Le pape Jules II vient de lui commander son tombeau. Il doit donc se rendre à Carrare pour choisir les marbres. Il y va, emportant avec lui l’image d’Andrea, jeune moine beau et mort. Le roman raconte son séjour parmi les carriers, ses rencontres, qui vont peu à peu le conduire de la douleur récente à d’autres souvenirs plus enfouis.

     

    Et c’est tout. Une épure. Il faut en rendre grâce à Léonor de Récondo, qui évite avec une tranquille élégance les écueils du roman historique comme ceux d’une plongée dans les désirs que la convention prête aux hommes de la Renaissance. La bisexualité de l’auteur du David est un point de départ et comme une évidence, aussitôt sublimée en rêves marmoréens, tel celui que fait l’artiste après avoir un peu abusé du vin local : « Sa pietà de Rome. À la place de la Vierge, c’est lui qui est assis, vêtu de la même robe ample et coiffé du voile virginal. Dans ses bras, ce n’est pas le Christ qui s’abandonne, mais Andrea, en chair et en os ».

     

    Le marbre, voilà peut-être, comme le suggère le titre, le véritable héros de ce récit. Sa blancheur se répand, contamine les chevaux, sa nudité se communique au style lisse et sans fioritures ; sa froideur, sa rigidité, l’usage auquel l’artiste le destine expliquent l’omniprésence du thème de la mort. Je parle de thème au sens le plus musical du mot : Léonor de Récondo est violoniste, elle compose son livre comme on écrit de la musique, les motifs s’y croisant et ne s’y effaçant que pour revenir en se complexifiant peu à peu. Ainsi celui du contraste entre surface et profondeur, lequel ouvre le roman sur le récit d’une dissection qui en fin de compte n’aura pas lieu, pour venir plus loin rencontrer celui de la pierre, où se cachent des « personnages qui attendent » que les libère le ciseau du sculpteur. Ainsi aussi des perceptions, qui structurent discrètement le texte, celui-ci mettant successivement l’accent sur la vue, l’ouïe, le goût, à mesure que Buonarroti remonte dans ses souvenirs.

     

    Quels souvenirs ? C’est là que ça se gâte, et que Léonor de Récondo fait mentir mon jugement à l’emporte-pièce sur l’absence de demi-mesures dans le roman de célébrités : dans son livre le pire se mêle bien au meilleur. Ou plutôt, alors qu’on se réjouissait déjà d’avoir sous les yeux le meilleur, on assiste accablé à la lente montée du plus désolant. Mais, rassurons-nous, ce plus désolant plaira beaucoup à certains : le sculpteur, à la fin du livre, retrouve enfin, devinez quoi… le souvenir de sa chère maman, qu’il avait longtemps refoulé pour moins souffrir de l’avoir perdue. Ça va le rendre bien plus humain et grand artiste, forcément. D’autant qu’il est aidé dans son travail d’anamnèse par un petit garçon mignon comme tout (l’enfant qu’il était, on s’en doute), qu’il finit par adorer après avoir commencé par l’envoyer paître (« Va-t’en ! Je déteste les enfants ! » — comme on regrette qu’il ne s’en soit pas tenu là).

     

    On est consterné par ce déchaînement final de la mièvrerie, gêné de devoir lire le poème qui clôt sur des strophes dignes du CM2 un livre parti pour être beau. Et furieux de voir Léonor de Récondo gâcher ses prémisses comme un sculpteur abîmerait un beau bloc de marbre. Non, vraiment, la musique adoucit parfois trop les mœurs. Les monts de Carrare, au final, accouchent de la petite souris qui vient pour les dents des bambins. C’est bien dommage pour Michel-Ange.

     

     

    P. A.

     

    photo http-_franck.poupel.free.fr

     

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