• Olivia, Dorothy Bussy, traduit de l'anglais par Roger Martin du Gard et l'auteure (Mercure de France)

    http-_frenchmorning.comIl est toujours fort instructif de lire les succès littéraires d'autrefois. Non seulement pour les enseignements qu'on en tire quant à l'évolution des goûts et des mœurs, mais parce qu'on s'aperçoit souvent que l'accueil qui leur a été réservé était loin de tout devoir aux caprices du temps et de la mode. Certains éditeurs s'attachent à nous faire ainsi redécouvrir les livres qui ont séduit et marqué nos aïeux. J'ai souvent évoqué la remarquable collection [vintage], chez Belfond. Et le Mercure de France n'est pas en reste, qui, après avoir publié récemment des Souvenirs d'un buveur d'éther, par Jean Lorrain, dont j'ai parlé, s'apprête à rééditer Sixtine, le chef-d'œuvre délirant de Remy de Gourmont.

     

    Délicieusement désuet

     

    C'est dans la Bibliothèque étrangère du même éditeur que paraît aujourd'hui un court roman publié anonymement en 1949 dans ses éditions anglaise et française. On sait à présent quel personnage était son auteure, Dorothy Strachey, sœur de Lytton et de James, le cofondateur du Bloomsbury Group. C'est pratiquement la seule œuvre de cette proche de Virginia Woolf, bisexuelle, épouse du peintre Simon Bussy qui fut élève de Gustave Moreau, amie et traductrice de Gide. Celui-ci n'était pas enthousiasmé par Olivia, dit-on. Découragée par son accueil, Dorothy Bussy attendit quinze ans avant de se décider à publier son roman quand même.

     

    L'auteur de Paludes avait tort, comme la suite l'a montré. Et comme le prouve encore la lecture de l'ouvrage. Certes, on lui trouve d'abord un charme délicieusement désuet, dans l'écriture (Roger Martin du Gard est un des traducteurs) et, à première vue, dans le propos. Comme Dorothy Bussy elle-même, Olivia, britannique, seize ans, part faire ses études secondaires en France, dans un pensionnat chic pour jeunes filles venues de partout. L'établissement est tenu par deux femmes, Mlle Julie et Mlle Cara (dans la vraie vie, Mlle Julie s'appelait Marie Souvestre, et Dorothy la suivra en Angleterre quand elle ira y fonder une autre école — ce qui, soit dit en passant, prouve qu'Olivia est bien un roman). Comme dans Les Feux de Saint-Elme, de Daniel Cordier, on plonge dans un monde à présent englouti. Monde tout masculin dans un cas, féminin, raffiné et plein de délicatesses dans l'autre : « L’une de nous était allée chercher le flacon d’eau de Cologne ; l’autre en avait imbibé un mouchoir ; l’une était chargée de l’éventer ; l’autre, d’arranger le châle qui s’était déplacé »… Mais le temps ne s’épuise pas en menus rituels. On lit les grands auteurs, aussi, et l’attention subjuguée avec laquelle ces jeunes filles écoutent Andromaque fera rêver plus d’un enseignant d’aujourd’hui.

     

    « Être aimée autrement… » 

     

    Tout ça n’explique évidemment pas le succès du livre à sa sortie, même si, l’auteure étant née en 1865, l’écart temporel était en 1949 déjà propice aux bonheurs du rétro. Mais l’essentiel n’était pas là. L’essentiel était, à l’évidence, le scandale. Car tout le livre tourne autour de quelque chose dont on ne parlait guère quand Dorothy Bussy avait seize ans, et sans doute à peine plus quand elle en avait quatre-vingts — hors du milieu affranchi et éclairé dont elle faisait partie. Le récit s’ouvre d’ailleurs sous le signe du non-dit : « Qui donc, à la maison, se serait jamais permis de risquer la moindre allusion à un sentiment secret, à plus forte raison d’en faire explicitement l’aveu ? » C’est d’amour qu’il s’agit, bien sûr, d’un amour différent et, pour la jeune fille qui l’éprouve aux alentours de 1880, incompréhensible. « Mlle Julie ne m’aime pas plus qu’elle n’aime Laura », monologue-t-elle. « Mais elle m’aime un peu, moi aussi. Et elle m’aime autrement… » Et d’ajouter : « Je compris soudain que c’était bien cela que je voulais : être aimée autrement … »

     

    « Est-ce que, vraiment, j’avais un joli corps ?... »

     

    La passion qui unit l’élève et la maîtresse ne sera jamais nommée plus clairement, ni avouée qu’à demi-mot (« Je t’aime bien, mon enfant (…). Plus que tu ne crois »). Et c’est justement ce refus de l’explicite qui, paradoxalement, fait tout l’intérêt du livre à l’heure actuelle. Car si la chose n’est pas nommée, c’est que la jeune narratrice l’ignore et n’en comprend pas les symptômes, sans que l’auteure intervienne après coup pour l’éclairer. Au lecteur de lire entre les lignes, et de suivre, au fil de ce qui apparaît comme un récit de formation, les perplexités de l’héroïne : « Quelle était cette curieuse locution française qu’elle avait employée ? "Un joli corps…" Est-ce que, vraiment, j’avais un joli corps ? C’était une pensée qui, jusque-là, ne m’avait jamais effleurée ».

     

    Bien entendu il ne se passera rien, à part des crises de larmes et quelques mains couvertes de baisers. Olivia ne saura même jamais ce qui aurait pu se passer, ni ce qui s’est vraiment produit lors du coup de théâtre final, auquel tout le roman mène en une progression très maîtrisée, mine de rien. Toute la tension qui habite et anime le livre vient d’un mystère persistant à se refuser car il ne peut pas être dit, et même si le lecteur le connaît, ce mystère, par la grâce d’un pur dispositif littéraire, devient la métaphore de toutes les choses indicibles. Plus qu’un sujet tabou, le véritable thème d’Olivia, en fin de compte, c’est l’instabilité du désir, de tous les émois, l’impossibilité de saisir autrement que de biais ce qui se dérobe au langage… Décidément, Virginia Woolf n’est pas très loin.

     

    P. A.

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