• Le Retour de Bouvard & Pécuchet, Frédéric Berthet (Belfond)

    Le Retour de Bouvard & Pécuchet, Frédéric Berthet (Belfond)  Donc, ça continue… Dans un article récent, je m’étonnais de cette manie flaubertienne : après Un garçon flou (ou Raczymow contant sa jeunesse en suivant le canevas de L’Éducation sentimentale), après À bois perdu (ou Alain Galan découvrant que son pupitre double était celui, déjà, de deux fameux copistes), en même temps que La Condition pavillonnaire (ou Sophie Divry prétendant nous dépeindre une nouvelle Emma Bovary), voici, sans parler d’un film récent, Le Retour de Bouvard & Pécuchet. (Notez bien l’esperluette, elle a son importance mais ne me demandez pas pourquoi.)

    Les tentatives énumérées ci-dessus n’étaient pas vraiment convaincantes, et il est permis de s’interroger sur l’étrange besoin de second degré qui pousse, semble-t-il, de plus en plus d’auteurs à chercher chez Flaubert ou d’autres une caution ou des idées dont on finit par se demander s’ils seraient capables de se les procurer par eux-mêmes. Belfond prend acte du phénomène et l’empoigne, pour ainsi dire, à bras-le-corps : cela donne une nouvelle collection, « Remake » (c’est clair et net). Elle présente aussi cet automne un Ubu roi de Nicole Caligaris et Le Bonhomme Pons par Bertrand Leclair. « On ne cesse de réécrire les grandes histoires… mais sans l’afficher », constate Stéphane Bou, qui dirige cette collection. Eh bien là on l'affiche, puisque le principe est de proposer sans détour à des auteurs de « puiser dans les grands classiques » et d' « invent[er] librement à partir de l'original ». Ce qui nous promet, affirme encore la déclaration d'intention, « la jubilation de constater la vitalité de la littérature et son aptitude à réveiller le monde ».

     

    La vitalité… Si on veut. Étrange vitalité, quand même, que celle qui devrait se nourrir du recours au passé et d'œuvres préexistantes. Ce qui est plus certain, c'est que la collection table sur la curiosité qu'éveillera chaque titre chez le lecteur de l'original. J'en suis moi-même l'exemple, moi qui me suis intéressé au roman de Flaubert au point d'en coécrire jadis une adaptation théâtrale : comme je m'étais jeté sur le surévalué À bois perdu, je me suis rué sur ce Retour dès son annonce. Cependant, d'un point de vue purement littéraire, on reste un peu perplexe : où se situeront ces livres, entre pastiche et modernisation ? au-delà du maniérisme et de la connivence entre érudits, quel sera, en fin de compte, l'intérêt de la chose ?

     

    On verra. Ici, étrangement, c'est un ouvrage déjà ancien que ce « remake ». Frédérc Berthet (1954-2003), ami de Barthes, de Sollers, auteur de plusieurs livres parus notamment dans la collection « L'Infini », avait publié le roman en 1996 au Rocher. Il reparaît donc, inaugurant une collection qu'il « semble avoir préfigur[ée] » (pourquoi pas), sous les nouveaux atours d'une élégante maquette, et suivi de notes préparatoires, croquis et autres documents. Il y a donc là une manière d'hommage aussi, ce qui est parfaitement respectable.

     

    Dans un beau début de conte de fées, Bouvard et Pécuchet se réveillent au fond du vieux jardin de leur fameuse maison, poussiéreuse et partiellement pillée, par un soir d'été des années 1980. Ils s'étonnent des prospectus qui jonchent le vestibule. Puis les chapitres et les épisodes se succèdent : B & P créent une radio libre, B & P boursicotent, B & P songent à fonder une entreprise, B & P se présentent aux élections, B & P veulent être écrivains. Après quoi ils achètent une voiture, retournent à Paris, tentent les mondanités, visitent les expos, tâtent des messageries roses (on est à l'âge du Minitel), pensent à devenir homos, fréquentent un centre de fitness et finissent par se rendormir.

     

    C'est amusant. Frédéric Berthet pastiche habilement les dialogues de l'original (« Ce serait bien beau, dit Bouvard, ému. — L'époque le demande ! — L'exige ! — Ne soyons pas les derniers!... »), le style, tout particulièrement l'usage de la virgule (« Le soir tombait, très doux, très vague, des tourterelles se posaient, s'envolaient, poussaient des cris rauques ») ; il n'oublie pas de faire proférer à ses héros d'emprunt quelques clichés (« Quel gigantesque creuset humain ! — Que de drames ignorés derrière ces façades ! »). Lui-même s'interroge, dans ses notes, sur l'ironie du pastiche et la double ironie de pasticher un livre déjà par essence ironique. Idée fort intéressante, dont on ne voit pas trop ce qu'il en fait.

     

    Les Bouvard et Pécuchet originaux parcouraient tout le prisme des techniques et des savoirs, constatant les contradictions où menait, dans chaque domaine, la volonté de conclure où Flaubert voyait l'ultime expression de la Bêtise. Tous les énoncés se trouvaient en fin de compte mis sur le même plan et ramenés à leur nature de purs énoncés par une ironie vertigineuse, chaque idée possible devenant, à la limite, une idée reçue. Le lecteur, comme le rappelle la citation de Flaubert placée par Berthet en exergue, ne devait pas savoir « si on se fout[ait] de lui, oui ou non ». Ce qui n'empêche pas que les recherches les plus considérables et les plus minutieuses ont été nécessaires à ce projet excessif au sens le plus étourdissant du terme — et dont la rédaction, d'ailleurs, ne put être menée à bien.

     

     Négligeant les savoirs et les philosophies, l'auteur du Retour de… s'en tient aux modes. C'est plus simple et ça demande moins de travail. Mais ça réduit aussi beaucoup l'intérêt de l'entreprise… En fin de compte, de quoi s'agit-il ? D'une satire des années 1980 ­— donc, de surcroît, datée. Si encore Berthet avait gardé ses deux bonshommes à Chavignolles (où il y avait aussi des Minitel), il aurait pu tirer du décalage entre le lieu et les fantasmes des personnages certains effets. Mais non, il a fallu qu'il les mène à Paris et leur fasse hanter pour de bon les endroits et les gens dont il voulait offrir la caricature. Pastiche et satire, l'exercice, assez vain, confirme les craintes qu'on pouvait avoir au départ quant à la collection dans laquelle il s'inscrit. Mais la suite, peut-être, viendra me démentir ? Encore une fois : on verra.

     

     

     P. A.

     

    photo www.item.ens.fr

    Ce texte est paru une première fois le 20 septembre 2014 sur le site du Salon littéraire. 

     

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