• Le Pion, Paco Cerdà, traduit de l’espagnol par Marielle Leroy (La Contre Allée)

    blog.ajedrez21.comCe n’est pas un roman, et l’auteur espagnol le dit sans détour en ouverture d’une longue liste de « sources » citées à la fin du volume : « Ce livre est né avec pour principe que pas un seul mot attribué à ses protagonistes ni le moindre détail des histoires racontées n’a été le produit de l’imagination de l’auteur ».

     

    Soixante-dix-sept chapitres, comme les soixante-dix-sept coups de la partie d’échecs ayant opposé, en 1962, à Stockholm, l’Espagnol Arturo Pomar et l’Américain Bobby Fischer, dont le récit constitue la colonne vertébrale du livre. Autour, en alternance, le passé et l’avenir des deux joueurs : Arturito Pomar, enfant prodige, coqueluche des médias ibériques, reçu par Franco lui-même en son palais, puis tombé dans l’oubli et abandonné par le régime ; Fischer, né dans la misère, devenu, dit-on, un des plus grands joueurs de tous les temps avant de sombrer dans la paranoïa antisémite et de mourir en exil, loin des États-Unis qu’il hait et qui le lui rendent bien.

     

    Des vies dans l’Histoire

     

    Mais leurs deux vies ne sont pas les seules à nourrir ce récit de presque 400 pages. S’y succèdent aussi de nombreux autres personnages appartenant à cette époque de la guerre froide et du franquisme triomphant : communiste espagnol en mission arrêté et exécuté ; aviateur-espion américain tombé du ciel en Union soviétique ; militant afro-américain animant une émission de radio depuis Cuba ; phalangistes déçus et rebelles ; Indiens d’Amérique révoltés… Tant d’autres, tirés de l’oubli par l’auteur, et dont la vie se résume à chaque fois en quelques pages saisissantes.

     

    Non, ce n’est pas un roman… si le roman est un ouvrage d’imagination. Seulement, comme on sait, il est de moins en moins évident que ce soit le cas. Il est des romans, quel que soit le nom qu’on leur donne, autobiographiques, mais aussi, et plus encore, biographiques. Ici, je n’ai pas compté, mais à vue de nez ce sont des dizaines de biographies accélérées qui viennent s’ajouter à la double biographie majuscule des joueurs prodiges. Il est, surtout, des romans qui, sans être historiques, choisissent de traiter l’Histoire avec les moyens du roman : grossissement du point de vue individuel et plongée introspective (Vuillard)(1), fausse fictionnalisation et distance ironique (Videlier) (2).

     

    Sur l’échiquier

     

    L’Histoire, en l’occurrence, c’est celle du franquisme et, plus largement, celle de la Guerre froide, déployée en une mosaïque de destins individuels dont la juxtaposition fait sens. Quel sens ? Une figure court d’un bout à l’autre de cet ouvrage, le deuxième (3) de Paco Cerdà, éditeur et journaliste, et lui donne son titre : le pion. Chaque personnage en est un : « Un pion. Seulement un pion (…). Le sacrifice est pour toi la devise imposée (…), le récit du bien commun ourdi par la hiérarchie a besoin de toi », lit-on quelque part. Et, même si l’auteur affirme aussi qu’« un pion n’est jamais seulement un pion », on se dit que cette conception de l’Histoire et de la responsabilité individuelle s’inscrirait assez facilement dans un certain nihilisme contemporain. Ailleurs, découvrant l’histoire d’Herbert Stallings, agent du FBI chargé de diffuser dans le Parti communiste américain de faux textes dissidents, et imaginant cet invisible, « au service du camp qui le paie », en train de jouer les « Dieu[x] caché[s] », on se prend à penser que, si tout le monde est le pion de quelqu’un, il n’y a plus vraiment de pions. Mais, songe-t-on aussi, en relevant, plus loin, une citation de Borges, dans le monde ibérique, baroque, inversions et jeux de miroirs sont de rigueur. Ce qui n’empêche pas qu’on se demande, tout en admettant que Fischer a été le pion des États-Unis et Pomar celui de Franco, si ce face-à-face était le mieux choisi pour illustrer l’époque de l’affrontement entre les blocs.

     

    Disons-le, cette histoire de pions n’est pas ce qu’il y a de plus convaincant dans ce qu’il faut décidément appeler le roman de Paco Cerdà. Ce qui l’est, c’est, d’abord, cette formidable galerie de personnages, qui aurait pu se passer de la métaphore comme elle se passe de la fiction. C’est l’image de ce grand échiquier, où se jouent des existences et s’échangent des coups. Ombre et lumière, violence et passion, art du récit, le romanesque est là. Il est dans le jeu d’échecs, toute allégorie mise à part. Qu’est-ce qui en fait, de Zweig à Nabokov, un aussi puissant moteur fictionnel ? L’écrivain espagnol nous invite aussi à méditer cette question-là. 

     

    « Fischer pense, la pendule avance. Bobby saisit le pion qui vient de tuer le cavalier noir » ; « Dix-septième mouvement, le jeune homme renonce à protéger sa dame et recule de deux cases son fou (…). Personne ne comprend ce qui se passe »… Pourquoi, sans même être au fait de la mécanique du jeu, se sent-on immédiatement saisi et embarqué ? L’hermétisme même, le rituel ? Le souffle ineffable du génie ? Le monde clos et ultra-structuré ? La disproportion entre les forces intellectuelles mises en œuvre et la gratuité de l’enjeu ? Pomar « compens[e] avec une intuition brillante le manque de préparation théorique ». Et Fischer, cité par Cerdà, déclare : « Il faut voir dans mon jeu le mouvement, mais aussi une forme d’art ». Le mot est lâché. Le jeu d’échecs : non pas une image de l’art, mais, sans doute, un Art par excellence.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Voir ici

    (3) La Contre Allée a déjà publié en 2021 Les Quichottes, même traductrice.

     

    Illustration : Pomar enfant pendant une partie

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