• Le Mot pour dire rouge, Jon McGregor, traduit de l’anglais par Christine Laferrière (Bourgois)

    www.elle.frEn apparence, on ne peut pas faire plus simple. Le titre anglais, déjà, annonce bien une volonté d’épure : Lean Fall Stand, sans virgules, ce qui correspond aux titres juxtaposés des trois parties – en français Penché, Tombé et Debout.

     

    Aventure extrême

     

    La simplicité, on la trouve d’abord dans le dépouillement absolu des paysages qui forment l’arrière-plan de la première de ces parties avant de s’en révéler les acteurs essentiels. « Glaciers, crêtes, icebergs, éboulis (…), formes ciselées par le vent », panoramas immuables du Grand Nord. Ou plutôt du Grand Sud. Robert est un vétéran de l’Antarctique, où, depuis des années, il part régulièrement en mission, loin de sa femme Anna et de leurs enfants. Les retours sont parfois difficiles : « Après des mois sur la banquise à mener une vie rudimentaire, à ne penser qu’au travail et à la bonne pratique (…), sans distractions, sans bruits indésirables, sans personnes inconnues. Après cela, rentrer chez soi était un choc pour l’organisme. Tout était si sale et si chaotique. Encombré ».

     

    Voilà notre homme reparti une fois de plus, avec deux débutants plus jeunes. À « la station K », ils devront « mettre à jour une partie du travail de cartographie que l’on effectu[e] depuis près de quatre décennies sur cette étendue de la péninsule ». Et maintenir les lieux en l’état, une tâche en soi, qui leur laisse quand même de longues soirées pour jouer aux charades. Alors que les trois compagnons se trouvent à l’extérieur et sont à une certaine distance les uns des autres, une tempête éclate. Chacun est perdu de son côté dans le brouillard blanc. Robert, de retour à la base, mais frappé par une attaque et atteint d’aphasie, n’appelle pas les secours comme il aurait dû le faire. L’un de ses coéquipiers mourra. Quant à lui, il est ramené en Grande-Bretagne, où Anna doit prendre soin de lui. Les parties 2 et 3 racontent son difficile travail de rééducation, dont l’étape décisive sera sa participation à un « groupe de soutien » dans le cadre duquel, entre gestes et bribes de phrases, il racontera ce qu’il a vécu, le revivra, et pourra enfin le surmonter.

     

    Les mots et les choses

     

    Cette construction sans méandres pourrait laisser tout craindre : à l’accident succède la reconstruction, au roman d’aventures le récit de résilience… Mais ramener les choses à un schéma si tristement dans l’air du temps serait les réduire, et fausser profondément le sens d’un curieux objet littéraire. Car qui dit reconstruction pense, en général, psychologie. Or, contrairement à ce que prétend le prière-d’insérer, rien de moins psychologique que ce roman. La narration y est à l’image des décors antarctiques, dans lesquels, « sans arbres, ni fleuves, ni constructions, [on a] du mal à ordonner ce qu’[on voit] en une sorte de perspective. Il n’y [a] pas de différence flagrante entre un kilomètre et cinquante ». Lieux sans arrière-plan, où tout est mis à plat, comme l’écriture, purement factuelle, déroule la succession des détails perceptibles en ne s’aventurant que le moins possible dans les émotions ou le passé. On a beau être toujours au point de vue d’un personnage, tout est dit sans commentaires, par le biais des gestes et des choses.

     

    Ce n’est pas un hasard. Les paroles, donc les pensées, sont ici ce qui pose problème : « Aphasie est le nom donné à une vaste gamme de déficits du langage provoqués par des lésions au cerveau ». Le langage, voilà le grand héros du livre, dès que celui-ci quitte le terrain de l’aventure géographiquement extrême. D’abord, naturellement, le langage fragmentaire et chaotique de Robert et des autres membres de son « groupe », minutieusement reproduit : « Lait, lait. Laisse. Lait simple. Lait simple. Lait, lait. Laisse (…). Sans sans, devine, sans »… Après avoir séjourné en Antarctique dans le cadre d’un « Programme pour écrivains et artistes », Jon McGregor a, nous dit-il, « passé plusieurs mois comme hôte régulier du groupe d’entraide pour aphasiques de Nottigham ». Le récit qu’il a tiré de ces expériences va cependant au-delà de l’intérêt documentaire et, y compris pour la traductrice, de l’exploit technique.

     

    Place au texte

     

    Car, comme par contagion, c’est le langage en général qui devient ici objet d’une attention extrême. À côté des formules figées de l’institution, qui ne disent pas grand-chose (« Il existe de nombreuses stratégies d’évaluation et d’intervention accessibles à la personne souffrant d’aphasie »), les usages individuels et problématiques de la phrase et du mot par tous les personnages, les tics, les maladresses sont ce qui parle vraiment (« Avant, je pensais à. J’étais. J’avais pensé à. Tu vois. Considérer mes choix (…). Mais maintenant. Non »). Comme parlent aussi les gestes, qui viennent relayer et évoquer indirectement les mots quand ceux-ci se dérobent. Comme parlent les descriptions d’objets, de lieux, et, à travers elles, les regards portés sur eux : « Elle s’accroupit au bord de la digue et regarda l’eau tourbillonner en s’écoulant vers la mer. Son souffle se répandit dans les airs. Des lambeaux de vapeur s’étiraient dans le ciel, reliant l’horizon éclatant et la nuit bleu marine à l’ouest ».

     

    Le texte proprement dit s’installe au premier plan. Tout comme il le fait dans le genre qui s’applique à rendre au langage faussement transparent du quotidien son épaisseur : la poésie. Et l’auteur britannique n’hésite pas à tirer parfois, de la langue sinistrée de ses aphasiques, des effets poético-comiques. De façon plus générale, il pousse tranquillement le langage vers ses limites, rappelant ainsi, sans le dire, que la littérature, avant d’être tout ce qu’on voudra d’autre, est un certain usage des mots. Salutaire, par les temps qui courent…

     

    P. A.

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