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Le Con d’Irène, Aragon (Mercure de France)
C’est un ensemble de fragments ayant survécu à l’autodafé qu’Aragon fit en 1927 de La Défense de l’infini. La seule partie du texte que l’auteur ait publiée, d’ailleurs ; en 1928, anonymement. Par la suite, il en a toujours nié officiellement la paternité. Il y eut quelques autres éditions, et l’œuvre figure dans celle où Gallimard reprend tout ce qu’on possède et dit tout ce qu’on sait de la grande œuvre disparue (La Défense de l’infini, Gallimard, 1997). Aujourd’hui, le Mercure de France republie le texte séparément, sous la forme d’un mince volume de sa collection Le petit Mercure.
Tristesse de l’érotisme
C’est l’Aragon d’avant Elsa et le PCF. Sollers y insiste, dans la préface, écrite à sa manière habituelle, j’ai-tout-compris. Contrairement à lui, je ne pense pas (voir ici mon billet sur Aragon) que ce qu’il nomme « la régression "poétique" ou "réaliste" » qui viendra plus tard en soit vraiment une. La tentation du vers régulier est déjà là : octosyllabes et alexandrins blancs abondent, ils appelaient le poète, dirait-on, comme une façon de parler qui lui aurait été naturelle. Quant au grand jeu avec et contre le réalisme, il commence déjà aussi. Chapitre 1 : « Ne me réveillez pas », monologue halluciné qui met tout le livre sous le signe du sommeil, donc du rêve. Après quoi, on tombe, au chapitre 2, dans la tradition naturaliste la plus affirmée : voici un narrateur, « la mauvaise condition de [ses] affaires » et un chagrin d’amour l’ont contraint à se réfugier dans sa famille, en Lorraine, à C. (Commercy, pensent les spécialistes). Peinture au vitriol de « la province française », et scène finale au bordel trop délirante pour ne pas être parodique. Du reste, « quelle sacrée tristesse dans toutes les réalisations de l’érotisme ! (…) Tout ça retombe toujours dans le même poncif architectural. Quand ils ont bâti une pyramide avec leurs corps, ils sont au bout de leur imagination ». Cela posé, on passe au chapitre 3, où l’auteur, selon toute apparence, s’adresse directement à nous : « Je ne pense pas sans écrire, je veux dire qu’écrire est ma méthode de pensée ». Application pratique : la naissance d’Irène, vers la fin du même chapitre. « Elle apparut dans la conque d’une période, soudain ».
Une histoire pour les cons
Tout est en place, le récit joué et déjoué, l’érotisme introduit et dénoncé, nous voilà prévenus : les événements, ici, seront exclusivement de l’ordre de l’écriture, c’est-à-dire de la pensée (et inversement). On suit bien une vague histoire. Elle met en scène un paralytique pour cause de vérole, image probable de l’écrivain (« Dans le silence et la quiétude mes yeux dansaient pour émouvoir. Une marée d’images y montait, elle s’interposait peu à peu entre le monde et moi. Corps, corps, corps de tous les gens à la ronde, mes mains clouées vous arrachaient aux vêtements… »). Cet homme a une femme, une fille, Victoire, qui préfère les filles, une petite-fille, Irène, qui aime mieux l’autre sexe. Ça se passe dans une ferme, avec des valets de ferme. Les femmes dominent les hommes, elles règnent sur le pays. Elles y sont celles qu’on dit reines. Mais l’auteur remet par avance à leur place, en toute ambiguïté, ceux qui seraient tentés de se laisser prendre à cette ébauche de fiction : « Il paraît (…) que tout ceci finira par faire une histoire. Oui, pour les cons. Il faut dire qu’ils voient partout des romans, des romances ».
En effet, nous n’assistons pas ici au déroulement d’un récit, nous le regardons s’écrire sous nos yeux, sortir des phrases à mesure qu’elles se nouent, et sombrer sans cesse à nouveau, emporté par leur flux. Ce n’est pas l’écriture qui représente le désir et les corps. C’est plutôt l’inverse : le sexe devenu la simple métaphore d’une écriture hantée par le vertige de son érotisme propre, et s’acharnant à faire naître, sous des formes toujours nouvelles, un objet sans cesse fuyant — « Poissons poissons c’est moi, je vous appelle : jolies mains agiles dans l’eau ».
Pessimisme des conques
Et Irène, dans tout ça ? Sa conque ? Un chapitre particulièrement éblouissant lui est tout entier consacré : « Ne crains pas d’en approcher ta figure, et déjà ta langue, la bavarde, ne tient plus en place, ce lieu de délice et d’ombre, ce patio d’ardeur, dans ses limites nacrées, la belle image du pessimisme ».
Du pessimisme, oui, car la pensée-écriture d’Argon n’est pas uniquement ironique et joueuse. Elle est, en profondeur, tragique. Il l’a assez dit et redit : « Il n’y a pas d’amour heureux ».
P. A.
Tags : Aragon, Le Con d'Irène, roman français, rentrée 2018
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