• La Télégraphiste de Chopin, Éric Faye (Seuil)

    photo Pierre AhnneEst-ce bien un roman fantastique ? À première vue, guère de doute… Ludvik Slany est un journaliste de la télévision nationale tchèque. En cet automne 1995, ses chefs le chargent de réaliser un documentaire sur une certaine Vera Foltynova. Cette ancienne employée dans une cantine scolaire, à la culture musicale plutôt réduite, a régulièrement la visite de Frédéric Chopin, lequel lui dicte des morceaux de musique d’au-delà la tombe (« Une centaine. Des mazurkas, des ballades, des études. Rien ne nous est épargné »).

     

    Le tournage, au domicile de la dame, débute. Et, comme on est dans un ancien pays de l’Est, que le changement de régime est encore récent, qu’on est « dans cette manière de glissement tectonique entre deux civilisations » où « bien des choses restent permises qui ne devraient plus l’être », parallèlement aux entretiens filmés, Vera est suivie et espionnée par un ancien de la police politique chargé de découvrir une présumée supercherie.

     

    Un moi « scindé en deux »

     

    Le roman raconte cette (double) enquête, dont on se gardera de livrer les résultats ici. Disons cependant que la célèbre hésitation, chère à Todorov, entre explication rationnelle et explication surnaturelle, est bien là : on ne voit les choses que par les yeux de Ludvik, « un matérialiste » peu à peu ébranlé (« Mon "moi" se retrouvait scindé en deux », dira-t-il). Et si tous les indices, comme il se doit, vont dans le sens du merveilleux, rien de décisif, comme il se doit aussi, ne vient trancher le dilemme.

     

    Jusque-là, pas de quoi s’étonner. On connaît le goût et le talent de l’auteur pour le fantastique : tout récemment, ses Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse (Corti) sont encore venus en attester. Mais il faut se méfier, avec Faye. Il est comme son mélancolique héros postcommuniste : il aime « les pastiches et les faux ». Sous les apparences d’un roman fantastique traditionnel, c’est une réflexion matoise sur le fantastique même qu’il esquisse, ses frontières — et, au-delà, peut-être, les frontières en général.

     

    « Au service de deux mondes »

     

    D’abord, pour mieux installer le trouble, le voilà qui nous annonce une histoire presque vraie : « Ce roman », en effet, serait « très librement inspiré de la vie de Rosemary Brown (1916-2001) ». Rappelons que cette autre employée de cantine, née et morte à Londres, recevait elle aussi, à l’en croire, les visites de compositeurs célèbres et défunts, tels que Debussy, Bach, Schubert et John Lennon. Un long débat en résulta dans les années 1970. Mais le déplacement de Londres à une Prague récemment démocratisée n’est pas seulement géographique : l’accent s’en trouve mis sur le soupçon plutôt que sur les faits, sur le questionnement plutôt que sur l’explication finale. Il en résulte une forme de mise en abyme particulièrement retorse, s’agissant d’un genre qui repose lui-même sur le caractère problématique de la réalité évoquée : ce n’est pas l’histoire d’une femme qui entre peut-être en communication avec les morts, mais celle de gens qui se demandent si c’est le cas ou non.

     

    Et, au passage, notre auteur rend au genre toute sa dimension subversive. Car le fantastique, irruption possible du surnaturel dans un monde normalisé, c’est le trouble apporté à l’ordre. Nul hasard si Ludvik vient « d’une famille de communistes » et a « milité aux Jeunesses ». L’État qu’il a servi voulait « tout savoir » et tout contrôler. Dans cet État, Vera Foltynova « se considérait comme un agent double, au service de deux mondes qui feignaient de s’ignorer ». Insidieusement, toute son histoire prend une dimension allégorique… Vera se cache d’être double, Ludvik craint de le devenir, tous deux sont les rescapés d’un univers coupé en deux. « L’Ouest existait-il ? », se demandait parfois Ludvik, à l’époque du fameux rideau. « Aucun émigré n’en revenait pour confirmer ».

     

    Espions et fantômes

     

    Mais comment s’étonner de cette tendance contagieuse au dédoublement, dans une ville où les fantômes encore proches d’un régime rationaliste jusqu’au délire se mêlent à ceux de Kafka, du Golem, de la « dame blanche » ou du « cavalier sans tête » ? Prague, qu’Éric Faye connaît bien, livre dans son roman toutes ses ressources. Celles qu’une vieille tradition de légendes et de fantastique urbain lui ont laissées, comme celles, plus récentes, léguées par bien des espions, venus du froid ou d’ailleurs. Filatures, chambres d’hôtel où on guette dans l’ombre en fumant, appartements qu’on visite en l’absence de leurs occupants… l’auteur des Lumières fossiles (Corti, 2000) explore les côtés policiers du fantastique, les côtés fantastiques du roman d’espionnage, ébranlant non seulement les limites de la réalité mais celles des genres. Et ajoutant un trouble proprement littéraire aux brumes de la légende et de l’Histoire.

     

    P. A.

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