• La Rivière, Peter Heller, traduit de l’anglais par Céline Leroy (Actes Sud)

    clergetblog.comIls sont deux : Wynn et Jack. On passe sans heurts du point de vue de l’un à celui de l’autre, dans ce roman construit de façon aussi simplement linéaire que le suggère son titre, et auquel cette alternance semble d’abord imprimer l’allure nonchalamment balancée qu’on prêterait volontiers à l’objet y tenant le rôle principal : le canoë. Jack et Wynn sont copains de fac. Le premier a « choisi de faire lettres » mais envisage d’être « guide nature » tout en créant « des installations et des sculptures » quelque part « dans une grange ». C’est un fils de la bourgeoisie aisée. L’autre a grandi dans une ferme, a « arraché des veaux à des utérus sanguinolents à l’aide d’une chaîne » et « veut devenir architecte ». Tous deux ont « dépensé la moitié de leurs économies dans les billets d’hydravion » pour rejoindre, dans le nord du Canada, une rivière qu’ils ont entrepris de descendre à la pagaie.

     

    Torsion et moulinet

     

    Ce n’est pas leur coup d’essai. Nos gars ont de l’entraînement. Et du matériel, longuement détaillé, comme dans Les Travailleurs de la mer : « couvertures de survie », « allumettes imperméables », « repas lyophilisés », « miroir de signalisation » ; « 2 matelas de randonnée standard ; 1 tente pour deux personnes Sierra Designs » ; etc. Plus, évidemment, deux cannes à pêche. Et une carabine avec lunette de visée.

     

    L’auteur, « poète », mais aussi « grand reporter nature et aventure », et « adepte des voyages à sensations fortes », connaît son sujet. On apprend des tas de choses sur l’art de « fixer le moulinet en plaçant son pied sur l’encoche du manche [de la canne à pêche] » ou sur la manière dont « le pagayeur arrière termine le mouvement par une légère torsion du manche [de la pagaie] », au fil de ce roman bourré de références littéraires et qui s’inscrit dans une tradition américaine bien balisée : celle de London, qui, étrangement, n’est pas cité, au contraire de Twain ou de Thoreau. Inutile de dire que la nature tient là le premier rôle : son silence et ses bruits ; sa lumière, sous laquelle la surface de l’eau devient « un moule d’argent poli plat », et qui, à la fin du jour, « sembl[e] se tordre, se gauchir et vibrer comme la lame d’une scie recourbée ». Cet environnement sauvage est objet de contemplation, le soir, près du feu, quand « entre les grands arbres des berges se déroul[e] une bande d’étoiles, une rivière de constellations qui coul[e] sans être inquiétée le moins du monde ». Mais il est, le plus souvent, lieu d’action, où « les troncs blancs des bouleaux » paraissent « des marqueurs ou des signaux d’on ne [sait] quoi ».

     

    Bien et mal

     

    Car d’autres noms sont cités, qui doivent nous avertir que tout ne sera pas aussi paisible qu’on l’imaginait au départ. Celui de Poe et, plus encore, celui de Conrad — le Conrad d’Au cœur des ténèbres. La nature n’est pas toujours aimable. Grimpés sur un arbre, nos amis ont repéré au loin un gigantesque feu de forêt, qui se déplace dans leur direction. On suivra les signes de son approche, on subira son déchaînement, auquel les randonneurs n’échapperont que de justesse. Et puis il n’y a pas que la nature, il y a les hommes. Peu nombreux, bien sûr, dans ces grands bois. Mais justement. « Deux poivrots » rôdent, un couple se dispute violemment dans le brouillard. L’homme surgit plus tard, seul, parle de sa femme qui s’est « évaporée ». Qu’à cela ne tienne, nos gaillards partent à sa recherche, et la retrouvent. En triste état. Il leur faut la conduire le plus rapidement possible à l’hôpital le plus proche, parmi les rapides, les flammes, et… les embuscades du mari, qui cherchait, en fait, à s’en débarrasser.

     

    De manière presque insensible, comme le courant accélère avant les chutes, on est passé du nature writing au thriller. Et les deux personnages se révèlent peu à peu : Wynn, doux géant persistant à croire que « tout le monde est gentil jusqu’à preuve du contraire » ; Jack, plus violent, plus sombre, culpabilisé depuis la mort accidentelle de sa mère, jadis. Dans la littérature américaine, tôt ou tard, la culpabilité fait surface et le problème moral surgit. Que cette tradition-là soit liée au thème de la nature sauvage, rien que de très logique. Dans la nudité des grands espaces, chacun est seul face au choix brut du mal ou du bien. Jack, songeant au couple déchiré et à la violence du mari, s’étonne : « Ils étaient sur un territoire béni des dieux, au milieu des élans et des huards (…) — qu’est-ce qui avait bien pu les conduire à ces coups, au meurtre ? » Mais à la violence des hommes répond le déchaînement indifférent de la nature. Écoutant les bruits de la forêt en flammes, le même personnage a le sentiment que « le feu s’interrog[e] sur ses propres intentions et que la forêt lui répon[d] : "Ça fait des années qu'on t'attend" ».

     

    Violence contre violence. Sens de l’action des hommes, en proie à des combats douteux qui peuvent toujours tourner au rebours de leurs intentions les plus pures. Place qu’ils occupent dans le monde… Tout l’art ici est d’en venir aux grandes questions avec l’aisance et l’élégance d’un canoë glissant sur une rivière limpide.

     

    P. A.

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