-
Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle (Liana Levi)
Là où les chiens aboient par la queue, c’est-à-dire où ? Eh bien… la seule expression française qui me vienne comme équivalent de cette formule traduite du créole, évoquant le fondement des hommes plutôt que celui des canidés, est trop grossière pour les pages de ce blog. Dans le roman d’Estelle-Sarah Bulle, il s’agit d’un bourg guadeloupéen au nom autrement enchanteur : Morne-Galant. Mais « Morne-Galant », dit un des personnages, « n’est nulle part, autant dire une matrice dont je me suis sortie comme le veau s’extirpe de sa mère : pattes en avant ».
« Nom de brousse »
Voilà le point de départ d’un récit qui nous mènera à Pointe-à-Pitre, puis à Paris, ce déplacement dans l’espace accompagnant un cheminement à travers l’histoire de la Guadeloupe contemporaine, des années 1950 à nos jours. Ça débute à l’époque où « le commerce des containers gav[e] les habitants d’une identité nouvelle », et où « le roi béton commenc[e] à s’installer », tandis que reculent les cultures et les modes de vie traditionnels. Puis, ce sont les visites de De Gaulle et l’arrivée d’objets nouveaux : « télévisions, radios, lampes électriques ». Tout cela sur fond d’exploitation féroce des plus pauvres, lesquels sont souvent les plus noirs. Aussi « les quelques gamins noirs qui sort[ent] du lycée de Pointe-à-Pitre » se mettent-ils à « affich[er] leur éloquence et leurs grandes idées pour le peuple, à coups de Montesquieu et de Diderot, de trotkisses et de communisses ». Le point culminant de ce mouvement de révolte sera constitué par les événements de mai 1967, au cours desquels la police tire à balles réelles et fait de nombreux morts. En métropole, on n’en entendra guère parler.
Mais nous ne sommes pas dans un ouvrage historique. Autant que le destin d’une île et de son peuple, c’est celui de trois personnages que nous conte Estelle-Sarah Bulle. Sa narratrice est née, comme elle, vers le milieu des années 1970, d’un Guadeloupéen ayant quitté, comme tant d’autres, son île pour la banlieue parisienne, et d’une mère originaire du nord de la France. Comme elle le fit peut-être elle-même, cette porte-parole, pour reconstituer l’épopée familiale, recueille les confidences et les souvenirs de son père et de ses deux tantes, Lucinde et Antoine (oui, elle s’appelle comme ça, mais c’est un « nom de brousse », il « peut ramasser toutes les mauvaisetés de la vie » tandis que « le vrai nom donné par ta maman reste caché »).
Anges et fantômes
C’est elle l’héroïne, « cette grande femme arborant un sourire plein d’assurance », « belle comme un soleil, irradiante dans son délire », mais, de l’avis de ses proches, « une fatigante », voire, carrément, « un monstre calme et déterminé ». Figure flamboyante, pleine d’une énergie indomptable, elle donne sa couleur et son souffle au récit, dont elle relie l’actualité à un monde de croyances et de superstitions ancestrales (« Si tu avais vu tous ces anges qui me tendaient les bras, me susurraient des secrets. Chaque fois que je sentais un picotement au bout de mes doigts, je savais qu’ils étaient présents »).
Bref, un personnage de roman. Car, si le livre d’Estelle-Sarah Bulle a pour matériau de départ le récit de vie, il le transporte sans hésiter dans le domaine du romanesque. Et pas seulement parce qu’il est traversé de fantômes issus du roman d’aventures, tel Armand, ancien bagnard de Cayenne, amant d’Antoine, puis revenant occasionnel. Ce qui confère sa dimension proprement et profondément littéraire au texte, c’est le dispositif singulier qu’il invente.
« Terre à chimères »
Dispositif en apparence simple. Trois voix alternées se complètent, s’opposent, et présentent trois visions des mutations et des contradictions guadeloupéennes : celle, rationnelle et progressiste, de Petit-Frère, le père de la narratrice ; celle de Lucinde, fascinée par les Blancs et la réussite sociale ; celle d’Antoine, enfin, individualiste, anarchisante et exaltée. Cependant, l’originalité tient ici d’abord à un ton et à un phrasé qui se déploient sans efforts entre voix et récit, oralité et littérature. Qui, en effet, racontant ses souvenirs à sa nièce ou à sa fille, parlerait des « épaules vertes des mornes », de la « flamme dansante » de sa jeunesse ? Qui dirait, évoquant un compagnon de passage : « Il s’est endormi en me caressant les seins ; par la fenêtre, je voyais deux albatros planer » ?... Ces images, ces façons de dire et de voir, semblent toutes naturelles dans la bouche de personnages qui racontent pourtant leur vie ordinaire et usent aussi, en créole ou en français, du langage le plus quotidien.
Étonnante alchimie que ce mélange de tonalités et de voix divergentes, pour faire le portrait douloureux et sensuel d’une « terre à chimères », placée elle-même sous le signe du mélange et de l’entre-deux, paradis à fuir autant qu’à regretter. Faut-il voir dans cette écriture particulière, comme le fait l’auteure elle-même, le résultat de sa sensibilité à un « créole diffus », jamais pratiqué mais toujours présent autour d’elle dans son enfance ? En tout cas, elle constitue, à elle seule, sans blabla, un bel éloge du métissage.
P. A.
Tags : Estelle-Sarah Bulle, Là où les chiens aboient par la queue, roman français, rentrée 2018
-
Commentaires
Bravo et merci pour votre commentaire sensible sur mon roman. Bien à vous, Estelle-Sarah
Merci à vous pour ce beau récit !