• La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel (Minuit)

     

    La Disparition de Jim Sullivan, Tanguy Viel (Minuit)Hasard de nos lectures…: les auteurs Minuit se succèdent, et ils ne se ressemblent pas. Enfin ils se ressemblent quand même un peu, évidemment, par leur souci de mettre l'accent sur le « faire » plutôt que sur la fiction elle-même. Mais alors que chez Christian Oster cette primauté de l’écriture n’était en fin de compte qu’un faux-semblant et revenait par un détour alambiqué à un romanesque en fin de compte traditionnel, elle permet à Tanguy Viel de concevoir un objet littéraire complexe et roublard.

     

    Le narrateur, qui ne fait pas vraiment semblant de ne pas être ici l’auteur, décide d’écrire un roman américain. C’est-à-dire « international », car « jamais, dans un roman international, le personnage principal n’habiterait au pied de la cathédrale de Chartres ».

     

    Tanguy Viel est bien sûr trop malin pour penser vraiment cela, et la précision ironique selon laquelle les « romans internationaux » sont ceux « qui se vendent dans beaucoup de librairies » suffit à suggérer qu’il faut chercher ailleurs les raisons d’un projet appelé à ruiner dans son principe même toute chance pour le livre qui le met en œuvre d’être aussi « international » qu’il le prétend. La Disparition de Jim Sullivan sera donc plutôt un roman sur notre fascination pour le roman américain et, au-delà, pour l’Amérique ou disons l’américanité, dont le narrateur-romancier accumule et souligne avec délice les stéréotypes : pêche à la truite, base-ball, crosse de hockey, « vieille Dodge », étudiants « habillés comme les Américains », « kilos de bœuf » qu’on fait griller dans son jardin, « néons rouges d’un logo Budweiser » et « en fond sonore une musique un peu vintage, du genre de Johnny Cash ou Hank Williams ».

     

    Cette mise en évidence des mythes américains et de leur puissance mène comme en passant à la dénonciation d’un libéralisme qui fait marchandise de tout, y compris de tablettes volées dans les musées de Bagdad et portant « les plus anciennes traces d’écriture qu’on ait jamais retrouvées au monde ».  C’est ce que Tanguy Viel appelle la « valeur symbolique » de son propos. Mais ce n’est pas l’essentiel. En énumérant et mêlant les ingrédients du roman américain type (« sens aiguisé du détail », « flash-back qui ne servent à rien » mais remontent jusqu’au Mayflower, nature sauvage, sexe et violence), son livre exhibe le formatage de nos imaginaires à tous, y compris ceux de ses personnages. « Notre histoire ressemble à un roman, on dirait du Jim Harrison, tu ne trouves pas ? » demande Dwayne à Milly. Et ce même Dwayne « disparaît dans le lointain » à la fin du livre, comme le Jim Sullivan du titre, chanteur peut-être « enlevé par des extraterrestres » dans le désert du Nouveau-Mexique.

     

    Cependant la véritable originalité du roman de Tanguy Viel est encore ailleurs, peut-être dans une certaine manière de tirer jusqu’au bout les conséquences de son hypothèse de départ. Du début à la fin c’est bien en effet à l’écriture d’un roman que nous sommes conviés à assister. L’auteur y songe à des détails qui « devai[ent] faire comme des flèches qu’[il] aurai[t] lancées dans le cœur du lecteur », il réfléchit « à ce qu’un romancier américain aurait fait avec (…) un dîner dans l’Amérique blanche du Michigan », il n’a « pas trop insisté » sur ceci ou cela, ne l’a « pas encore dit » pour telle ou telle raison, bref il se fait le metteur en scène de sa propre écriture : « c’est sûr (…) qu’au moment où je dis ça, forcément tous les regards se tournent vers le comptoir ». De ce point de vue les longues phrases un peu chaotiques de Tanguy Viel sont parfaitement à leur place : il y a dans le livre un côté « brouillon » qui tient au projet lui-même, et jusqu’aux fautes de français (elle « apport[e] sa voiture », il « l’observ[e] entrer là ») y ont une certaine nécessité.

     

    Ce va-et-vient permanent entre la fiction et l’écriture pourrait avoir quelque chose de desséchant si Tanguy Viel n’écrivait pas en même temps, d’une certaine manière, un roman, avec fins de chapitres en points d’interrogation, suspense, intrigue, et, quoi qu’il en dise, « thriller politique » à la clé. Mais toute l’astuce est là. Car s’il nous pousse sournoisement à nous laisser prendre au jeu de l’histoire racontée,  c’est pour nous ramener tôt ou tard du côté du récit, et nous maintenir, somme toute, toujours au bord de la fiction, situation inconfortable et euphorisante où nous nous retrouvons face à nos habitudes et à nos attentes de lecteurs, en bref, à nos conditionnements.

     

    Là où certains livres nous reconduisent au « contenu » après un détour par la « forme », La Disparition de Jim Sullivan n’emprunte le détour de l’intrigue que pour nous obliger à une réflexion sur l’acte de lire. C’est en cela que résident sa force et sa ruse. Est-ce aussi cette ruse qui fait que Tanguy Viel, comme il le dit lui-même, est « quand même resté un écrivain français » ?

     

    P. A.

     

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  • Commentaires

    4
    Z le
    Vendredi 28 Juin 2013 à 18:01
    Décidément j'aime ta manière de décortiquer ? désosser ? déconstruire ? mais c'est plus qu'analyser un roman !
    3
    Dimanche 17 Mars 2013 à 08:11

    Il ne s'agit pas tant ici d'interroger la mécanique romanesque que l'imaginaire du lecteur occidental. C'est cela qui m'a intéressé...

    2
    Samedi 16 Mars 2013 à 23:41
    Littérature ironique qui interroge la mécanique romanesque... Minuit années 50. Ce n'est pas un peu loin tout ça. Surtout pour enfoncer les portes ouvertes du roman américain. Quel roman américain d'ailleurs. Sûrement pas celui, illuminé, des gars de la Beat G. Désolé, Pierre, mais cette fois-ci ça ne me donne pas envie de tenter l'aventure. Jim Sullivan aura disparu avant même de paraître.
    1
    Samedi 16 Mars 2013 à 19:06

    Merci! C'est un peu ce que Tanguy Viel fait, indirectement, au roman américain.

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