• L'Insatiable Homme-araignée, Pedro Juan Gutiérrez, traduit de l'espagnol par Olivier Malthet (10-18)

    photo Marion HéroldJe n’ai jamais été amateur de luxuriance ni de tropiques. Les littératures sud-américaine et caraïbe, tant vantées dans les années 1970 et ensuite, m’ont toujours inspiré une certaine méfiance : exubérantes, disait-on, foisonnantes, baroques… tout ce que je n’aime pas. Le vitalisme et ses moiteurs me laissent de marbre.

    C’est donc avec réticence que j’ai ouvert L’Insatiable Homme-araignée. De la vie, il y en a, dans ces dix-neuf nouvelles. Mais en fait de luxuriance, ce serait plutôt Tristes tropiques. Le monde de Pedro Juan Gutiérrez est placé sous le signe de la décomposition et du grouillement. Le café "a un goût de cafard". Le narrateur (un écrivain en ménage qui est aussi le héros de tous les récits) aime "les bars crades" que fréquentent "des vieux crasseux, des mendiants qui tendent la main, des invalides, des aveugles et des sourds-muets qui vendent des babioles, de vieilles folles, de vieux ivrognes. Bref, un ramassis de gens sales". Le centre de La Havane est "une grande caverne humide et crasseuse", "un chaudron infernal d'huile bouillante" où règnent la chaleur, l'humidité et la misère. Dans le bus, "trop de gens en train de pousser, des pickpockets, un peloteur collant sa pine contre les femmes les plus fessues". Au supermarché où la rumeur annonce une vente d'os de bœuf, c'est "la bataille rangée autour des ossements" ; le héros "entre dans la danse" sans négliger de se frotter au passage "contre des culs et des tétons, histoire de ne pas perdre la main". Aucun discours politique à proprement parler : la société cubaine, ses hiérarchies subtiles de couleurs de peau, ses pénuries, son obsession du départ vers des cieux censément meilleurs, est donnée comme un état de fait. Et l'existence, comme une totalité qui associe violence, mort et désir. De ce dernier point de vue on est servi et Pedro Juan Gutiérrez ne dément pas la réputation attachée à son île natale. Avec ses cinquante ans, le narrateur a bon pied, bon œil, sans parler du reste. À le voir, les femmes déclarent sans ambages : "Me regarde pas comme ça, ti'père. Je suis déjà toute mouillée jusqu'aux cuisses". Lui-même avoue : "Le sexe me torture. Je dévore des yeux une infinité de femmes : celles avec un beau cul ou avec les tétons dressés, le nombril à l'air, en petits tops ou en lycras qui leur font ressortir la toison et les grosses lèvres". Et il ne les dévore pas des yeux uniquement.

    On l'aura compris, le monde de Gutiérrez est en proie au chaos. Et si la peinture qu'il en fait a forcé toutes mes préventions contre l'exubérance des littératures tropicales, c'est en raison de la curieuse rigueur avec laquelle ces récits font du chaos le principe paradoxal de leur construction. Impossible en effet de deviner de quoi sera faite une nouvelle ou ce qui pourrait succéder à tel ou tel épisode repérable. Exemples… Vide et perplexité : le narrateur va à l'hôpital pour un prélèvement en vue d'un spermogramme ; il accompagne sa femme au supermarché afin d'acheter des os ; au cours d'une conversation, il déclare à ladite femme qu'il trouve sa belle-sœur "bandante" ; puis il écoute une émission sur une station de Miami ; moralité : "La perplexité et la confusion gagnent du terrain". Calme, paix, sérénité : le narrateur écoute Le Messie de Haendel ; il se souvient d'une soirée où un employé à la morgue gay faisait très bien les cocktails ; une vieille amie, Iris, l'appelle et lui lit un poème au téléphone ; une autre amie, Haymé, l'invite à lui rendre visite chez sa mère ; il y va, renonce à "lui suçoter les tétons", se promène, envisage d'entrer dans un cinéma mais "il n'y a pas d'électricité" ; conclusion : "Je suis parti. Je ne sais où. Je suis parti". Et ainsi de suite. La jubilation très particulière qu'on éprouve à lire ces textes n'est pas due seulement à l'humour omniprésent, elle tient surtout au caractère apparemment aléatoire de la narration. Qu'est-ce qui pourrait bien venir ensuite ? Telle est la question qu'on se pose sans cesse, et la lecture devient une sorte de jeu dans lequel il s'agit de repérer les situations ou les motifs qui, en réapparaissant ici ou là, semblent suggérer derrière cette confusion voulue un ordre cependant hors d'atteinte. Ainsi aussi des brèves échappées au cours desquelles le narrateur tombe dans la contemplation de "la mer bleu-noir-gris acier" et du "chemin argenté et brillant de la lune", de La Havane "tout illuminée" ou d'un vol de canards aux "belles couleurs scintillant dans la lumière dorée du crépuscule".

    Ce qu'en tout cas affirme avec insistance la prose frénétique de Gutiérrez, toute en phrases rapides et heurtées, c'est le refus acharné de toute forme de narration conventionnelle. Pourtant les "vraies" histoires sont partout, comme le titre, ironiquement, le suggère : bandes dessinées (L'Incroyable Homme-araignée), feuilletons radiophoniques ("Elle s'approcha amoureusement d'Eduardo, déposa un léger baiser sur sa joue que la forte fièvre dont il souffrait rendait brûlante…") ; mais aussi récits de la mère du narrateur, "un vrai radar à catastrophes" qui lui parle "de cousins et d'oncles dont la vie est ruinée par l'alcool", ou bavardage des voisins et des compagnons de rencontre, toujours prêts à évoquer leur travail à la morgue, les typhons auxquels ils ont survécu, leurs souvenirs du temps où ils travaillaient pour les services secrets. "On peut tous écrire un roman", affirme le narrateur. "Nous, les Cubains, on est romanesques de naissance".

    Le roman menace donc perpétuellement. Tapi dans les marges des récits de Pedro Juan Gutiérrez, il peut surgir à tout moment, et ces récits, dirait-on, s'arc-boutent contre cette possibilité permanente du romanesque, s'écrivant dans le refus même qu'ils lui opposent. Des bribes d'histoires possibles surgissent à tout moment, le narrateur s'en empare, les digère et poursuit son chemin zigzagant : L'Insatiable Homme-araignée, c'est lui.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 15 février 2015 sur le site du Salon littéraire.

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