• J'enquête, Joël Egloff (Buchet-Chastel)

    i13.servimg.com.jpgOn se demande d’abord si on va persévérer. À lire, avec l’inévitable distraction de qui voit passer dans ses mains beaucoup de livres, les premières pages de celui-ci, on craint en effet d’être tombé sur un ixième pastiche de roman policier avec portrait de la France profonde, écrit dans un style proche de la moyenne de chez Minuit. Puis, au bout de quelques chapitres, on se rend compte qu’on est toujours là. Et, sans savoir très bien pourquoi, mais avec un plaisir indéniable, on va jusqu’au bout. Qu’est-ce donc qui attache, dans ce petit livre à l’insolence tranquille ?

     

    On a volé l’enfant Jésus.

     

    France profonde, disions-nous. Plus précisément, fin fond du Grand Est : les signes d'alsacianité abondent pour qui sait les lire, à moins qu'ils ne soient de lorrainitude (Joël Egloff habite à Metz) : noms germaniques, neige abondante, « église en grès rose néogothique », colombages. Quand le narrateur arrive là dans la nuit, accueilli à la gare par deux personnages mystérieux, on comprend vite qu'il est détective privé (on apprendra plus loin qu'il a renoncé, pour embrasser cette profession, à celle, encore moins rémunératrice, pensait-il, de gardien de square). On comprend aussi dans quel genre d' « enquête » on s'embarque lorsque les deux clients se révèlent être le curé et le sacristain, et que le crime à élucider se précise : on a volé l'enfant Jésus de la crèche de Noël. Notre homme est chargé de découvrir le coupable.

     

    Que dire d'autre, sinon que, parti pour rester deux ou trois jours sur place, il va s'y attarder une semaine, puis deux, que sa femme, lassée de l'entendre au bout du fil remettre à plus tard son retour, le quittera pour le chauffagiste, et qu'il persistera néanmoins dans des recherches vouées, c'est bien le mot, au surplace, et, naturellement, à l'inefficacité la plus totale ? Que dire, sinon que le premier charme du roman d'Egloff est dans la rigueur janséniste avec laquelle il s'en tient au programme annoncé par son titre, sans s'autoriser le moindre rebondissement, la plus petite intervention extérieure, la plus mince esquisse de véritable « histoire ». Quand, à la page 266, le héros-narrateur lance un pavé dans la vitrine du chausseur qui lui a vendu des bottines trop petites (« Ce n'était pas juste ma main qui vengeait mon pied. C'était bien plus que cela »), on se dit, un brin déçu, que l'auteur nous annonce une chute authentique. Mais non. Il tient le cap jusqu'au bout.

     

    Un monde sans histoires ?

     

    Avec, bien sûr, la dose d'humour nécessaire (Joël Egloff a reçu le prix de l'Humour Noir en 2004 — Ce que je fais là assis par terre, éditions du Rocher). Il s'agit bien d'humour, et pas de l'ironie qu'on aurait pu craindre de voir s'exercer envers une galerie de provinciaux considérés de haut comme autant d'abrutis forcément fascisants. L'auteur ne fait pas dans la sociologie : paroissiens, hôtelière, tenancier de kebab, tous ne sont là que pour résister, comme autant de masses lisses et faussement inconsistantes, aux efforts d'un héros lunaire sur qui les petits malheurs ne cesseront pas de s'abattre avec une impassible infaillibilité. On est dans l'absurde, bien sûr, un absurde quotidien qui touche au poétique, pas très loin de Vialatte ou de Calet.

     

    Beckett serait trop dire. Mais, si la piste du monde sans Dieu (ou du moins sans enfant Jésus) ne peut être considérée que comme une plaisanterie au troisième degré, l'idée d'un monde où la foi dans les histoires et dans le pouvoir de les raconter a disparu mérite peut-être un peu plus d'attention. Une fois l'enquête, ou la quête, du titre privée de tout enjeu ou de tout but possible, que reste-t-il en effet au livre qui la raconte si ce n'est sa propre écriture en train de se faire ? Entre références littéraires (voir certaine tartine beurrée ressemblant fort à un quartier de tomate bien connu) et détails dérisoires (« Je me suis rendu compte que, dans la précipitation, j'avais fourré mon portefeuille dans l'une des poches extérieures de mon manteau. Je l'en ai ressorti pour le ranger à sa place habituelle »), elle se fait. Et si c'est avec le sourire et pour le plaisir du lecteur, c'est quand même sur fond de désespoir. Joël Egloff a trop bon goût pour le souligner. Mais son enquête sous la neige a des allures de douce catastrophe.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 14 mai 2016 sur le site du Salon littéraire.

     

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