• Hors classe, un traité d’immaturité, Gilles Sebhan (Plein Jour)

    www.mdcu-comics.frQu’est-ce que la hors classe ? Ceux qui le savent pourraient être trompés par le titre-piège du nouveau livre de Gilles Sebhan. Les autres savent au moins que la carrière d’un fonctionnaire et, donc, d’un enseignant, se résume administrativement à l’escalade d’une échelle aux nombreux échelons. Lorsqu’on atteint le dernier, une porte s’entrouvre et révèle une volée de barreaux supplémentaires : la hors classe. On y a récemment ajouté la classe exceptionnelle, mais, en ce qui me concerne, j’étais déjà parti.

     

    Un titre pareil pourrait sembler annoncer un « traité », un essai, comme il y en a beaucoup, sur l’éducation, l’éducation nationale, l’enseignement, l’école, éventuellement vus depuis le célèbre terrain. Et il est bien question de tout cela dans le livre dont nous parlons, mais ce livre n’a pourtant rien d’un essai ni d’un traité, malgré son titre. L’auteur y déploie en effet, implicitement, tout l’éventail des jeux de mots auxquels ledit titre peut prêter pour revenir à ce qui constitue le cœur de son entreprise littéraire : parler de soi.

     

    Double vie

     

    Il n’a jamais cessé de le faire, même quand il a paru emprunter, ces dernières années, les chemins du polar (1). Et, bien sûr, il ne s’est jamais non plus contenté de le faire : notre homme sait bien que parler au plus près de soi est le plus sûr moyen de parler à tous. Ici, il le fait sans avoir recours, comme cela lui est arrivé par le passé, aux ruses de l’autofiction. Sebhan ne s’est sans doute jamais livré de façon aussi directe, émouvante et intime que dans ce livre où il raconte la part de sa vie qu’il a menée depuis longtemps sous son nom véritable, en tant que professeur agrégé de lettres modernes dans un collège puis dans un lycée de la banlieue parisienne, où il sévit toujours. Ni une réflexion socio-politique (même s’il y en a un peu), ni un recueil d’anecdotes – même s’il y en a beaucoup, drôles ou navrantes, narrées avec les exceptionnels talents de conteur de quelqu’un qui fait de son existence une permanente aventure : sa vie de prof, c’est Mystères à l’école ; cas spéciaux et secrets, malaises, rencontres, séductions, tentatives de suicide en pleine classe, en quarante ans de carrière je n’en ai pas vu la moitié.

     

    Hors classe n’est pourtant, pas plus qu’un livre sur l’école, un livre sur l’adolescence et les adolescents, mais un autoportrait de l’écrivain parmi eux. Ce qu’il a à dire de l’institution en tant que telle, qui « format[e] les jeunes esprits », des enseignants, pour la plupart anciens « élève[s] modèle[s] », des cancres et de leur « pouvoir poétique » est assez peu passionnant et, osons le dire, un tout petit peu convenu. Ce qui est intéressant, c’est ce que Sebhan dit de lui enseignant et, à travers son exemple, d’un usage possible des institutions en général par les individus qui en font partie.

     

    Masques

     

    Qu’est-ce qu’enseigner ? Se mettre en scène, donc s’exposer. De ce point de vue-là, les titres des chapitres auraient de quoi surprendre ; Fuir, Se cacher, Trahir, Se protéger, Contrebander… Voilà l’histoire d’un homme qui n’avait pas la vocation. Et pour qui « ce métier n’était qu’un mauvais moment à passer en attendant que vienne le succès », « quelques années, tout au plus, le temps d’écrire un chef-d’œuvre » et de démissionner ensuite. D’où l’impression d’avoir été choisi par « erreur », pour « incarner le maître ». Et, une fois placé devant la réalité d’une classe, la panique et le désir de fuite, face au conformisme d’adolescents exigeant « que le professeur incarne le rôle qu’il est censé jouer ».

     

    Ça peut parler à beaucoup de gens. Comme beaucoup de gens aussi, notre prof amateur sait bien que le remède en l’espèce est dans le mal. Se mettre en scène, donc se masquer, tant il est vrai que « l’autorité ne peut venir que d’une certaine séduction ». Ce qui n’empêche pas, au contraire, l’authentique amour des élèves, sans lequel rien n’est possible, et qui inspire à l’auteur de Hors Classe des pages émues et charmantes, quand il parle notamment des sections « artistiques » auxquelles il fait cours régulièrement depuis des années.

     

    Réversibilité

     

    Mais cela n’empêche pas non plus l’angoisse indéracinable d’être démasqué. Spécialement dans le cas de quelqu’un qui pourrait l’être à un triple titre : en tant qu’écrivain, en tant qu’homosexuel, en tant qu’écrivain homosexuel. « Très vite on comprend que le désir des garçons devra être tu ». Et lorsque ce désir est à la source même de l’écriture, celle-ci devient encore plus inavouable qu’elle n’a tendance de toute façon à l’être dans un cadre professionnel réputé sérieux. Non content d’être un « usurpateur » rechignant à « propager la parole officielle », notre agent double écrit, sous un autre nom, « des récits pour le moins intrépides », qui le condamneraient facilement à « l’enfer des bibliothèques ». La transgression d’ordre sexuel s’ajoute à celle que constitue déjà l’écriture en soi, et les deux s’entrelacent dans un étrange jeu de publication/dissimulation. Sebhan révèle ainsi que l’écriture de son premier roman publié, Haut risque (2), est née du désir de « se venger » ainsi d’un élève croisé par hasard sur une plage nudiste du Midi, et qui avait fait courir les bruits qu’on imagine sur son ancien prof. L’élève en question, bien sûr, n’aura jamais ne serait-ce qu’entendu parler de l’ouvrage…

     

    Tout ce livre-ci et, d’une certaine manière, tout l’écrivain Gilles Sebhan est dans cette tension entre exhibition et dissimulation, qu’il explore, tourne et retourne jusqu’au vertige. La fonction, l’institution, la fonction au sein de l’institution sont un peu pour lui comme le pharmakon de Platon : remède et poison, abri et mise en danger. Mais si c’était la meilleure et, peut-être, la seule façon d’y réussir, comme c’est le cas pour Gilles Sebhan quand il enseigne, à la satisfaction générale ? Pensée consolante qui ne le dissuadera sans doute pas de continuer à « imaginer le pire » : qu’on vienne le chercher un jour et qu’on lui mette les menottes, « non pas pour ce que j’ai fait », dit-il, « mais pour ce que j’ai écrit et ce que j’ai pensé ». N’est-ce pas la crainte de tous les écrivains ? Et peut-être, en cherchant bien, celle de tout le monde ?...

     

    P. A.

     

    (1) Pour la série Le Royaume des insensés, voir ici, ici, iciici et

    (2) PARC, 2003

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