• Fin d’année : Wiesel / Nabokov, Gracq et bien d’autres…

    www.auction.frLes Papillons de Nabokov, le boomerang de Gracq, Thierry Le Rolland (Arléa)

     

    En cette période d’avant Noël, propice aux listes adressées à qui de droit, ce petit livre au titre en forme de liste ébauchée propose une collection d’anecdotes, souvent fascinantes, concernant les « marottes » des écrivains. Au premier rang desquelles compte justement la collection : Larbaud accumulait les soldats de plomb, Éluard les cartes postales, Zweig les autographes et manuscrits de grands auteurs, Stendhal… les pseudonymes.

     

    En dehors de la manie collectionneuse, il est cependant aussi d’autres idées fixes. Zola avait la passion de la photo, Hemingway celle de la pêche, Jarry l’obsession du cyclisme… L’auteur compile, sans s’en cacher, ses lectures, dans un style un peu emprunté, qui n’évite pas toujours les fautes à la mode (« attrait » pour attirance, « dédié » pour consacré, « point d’orgue » au lieu de point culminant, etc.). Mais tout cela confère une forme supplémentaire de candeur à un ouvrage ayant pour sujet des comportements qui trouvent souvent leur origine dans l’enfance, et prolongent dans l’âge adulte le goût du jouet, comme celui du jeu, gratuit, sans utilité apparente.

     

    À cet égard, la « roulotte » automobile de Roussel (neuf mètres de long, logement prévu pour trois domestiques en sus du maître), renouvelant les rêves de Jules Verne, est un exemple frappant. Comme l’est, chez Loti, la frénésie du déguisement, qui mêle étrangement à l’exhibitionnisme le désir d’« être soi-même une partie [du] tableau » dans lequel se fondre.

     

    Dans ce cas, la signification sexuelle est assez évidente. Dans d’autres aussi : « l’œil collé six heures par jour au microscope, [Nabokov] examine ses dissections d’organes génitaux de "petits bleus" », espèce de papillons dont il est spécialiste ; et Éluard, dans le temps où sa passion pour les cartes postales est à son apogée, intensifie, nous dit l’auteur, « sa pratique courante du papillonnage sexuel ». On est cependant surtout tenté de chercher des implications proprement littéraires dans ces activités auxquelles de grands écrivains consacrèrent parfois autant de temps et d’énergie qu’à leur œuvre même. Concernant Éluard (la trouvaille surréaliste) ou Loti (l’exotisme), le rapport manie-écriture saute aux yeux. À propos de ses sulfures, Colette évoque « la naïveté, la bonne humeur des boules de cristal, leur prédilection pour le pétale, la ramille », ces deux derniers motifs n’étant pas sans analogie avec le style de l’écrivaine. Et le naturaliste Zola déclare : « À mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose si vous n’en avez pas pris une photographie ».

     

    Mais, de façon plus générale et plus profonde, il y a une certaine logique, pour un écrivain, dans le fait de se consacrer à une collection : toujours infinie, mais virtuellement achevée par un introuvable objet suprême, une telle activité ne mime-t-elle pas la quête du fin mot, ou du mot de la fin ? De même, Hemingway est à la recherche du plus gros des poissons, Zola du cliché qui montrerait enfin tout du réel. Plus curieux, Svevo, fumeur invétéré, renouvelait sans fin l’expérience de la dernière cigarette, dans une tentative ironique et cocasse de reculer toujours plus loin la mort.

     

    Il arrive que le mot ultime prenne le masque d’un objet singulier. De ce point de vue-là, la plus belle anecdote rapportée par Thierry Le Rolland dans son charmant recueil est sans doute celle qui concerne le goût de Gracq pour les boomerangs. Fasciné par ces objets depuis sa lecture enfantine de Jules Verne, l’écrivain en posséda plusieurs, sans jamais réussir à les lancer de telle manière qu’ils reviennent vers lui. Il s’en lassa. Des dizaines d’années passèrent, jusqu’à ce qu’un lecteur lui offre, à soixante-dix-huit ans, un nouveau boomerang. Il le lança, et ce boomerang ressurgi du passé enfin revint. Commentaire de l’auteur du Rivage des Syrtes : « Les longues vies apprêtent des surprises, quelquefois, et de petits Noëls mystérieux ».

     

     

    Conte d’un nigoun, Elie Wiesel, traduit de l’anglais par Carine Chichereau (Seuil)photo Pierre Ahnne

     

    Ce mince volume, s’il n’incite certes pas à la fête, constituera peut-être un cadeau apprécié pour lecteur méditatif. Dans sa postface, Elisha Wiesel raconte comment il retrouva, bien après la mort de son père, ce texte écrit par lui à la fin des années 1970 et inspiré d’événements s’étant réellement produits en Pologne pendant la seconde guerre mondiale. Le petit livre publié par le Seuil, bel objet, semble conçu à partir du contraste qui est au cœur du récit lui-même. Comme le nigoun est en effet un chant religieux pouvant exprimer, avec ou sans paroles, la joie aussi bien que la lamentation, les illustrations de Mark Podval paraissent d’abord trancher, par leurs couleurs délicates et chatoyantes, avec la tonalité grave d’un texte où revient obstinément le thème de la nuit.

     

    « Je sais seulement / que la nuit est / autour de moi, / que la nuit est / en moi, et je m’abîme / dans le silence des ténèbres, / qui est aussi celui de Dieu ». Ainsi s’exprime le rabbin qui est le personnage principal du conte. Nous sommes dans « un ghetto, / quelque part vers l’Est », la veille de Pourim, fête commémorant le triomphe passé des juifs sur leurs ennemis perses, tel que la Bible le raconte dans le Livre d’Esther. « L’ennemi » d’à présent, jamais autrement désigné, exige qu’on lui livre dix membres de la communauté, qui seront pendus. Sans quoi, tout le monde périra.

     

    Que faire ? Refuser ? Obéir ? Et, dans ce cas, qui choisir ? Et comment ? Mis en demeure par les anciens de décider, le rabbin passe la nuit à invoquer les esprits des plus grandes figures de la spiritualité juive (le glossaire, fourni et précis, figurant en fin de volume, révèle ici toute son utilité). Les sages se succèdent, et l’écriture, en vers ou en très brefs versets, confère à leur défilé et à leurs propos une solennité familière et émouvante, tout en accompagnant par sa force incantatoire la montée de l’angoisse. Car chacune de ces ombres revenues du passé pourrait reprendre à son compte les paroles de l’une d’entre elles : « Je n’ai jamais prévu, / je ne pouvais prévoir / pareil désastre / ni tragédie. / (…) / je ne te suis d’aucun secours, / ni pour les tiens ». Pourtant, à les écouter, le rabbin du conte trouvera la solution. Et le nigoun d’Elie Wiesel se termine sur un message d’espoir ou, plus encore, de foi.

     

    P. A.

     

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