• Enneigement, Peter Terrin, traduit du néerlandais par Guy Rooryck (Actes Sud)

    photo Pierre AhnneOn ne saura jamais pourquoi exactement il est comme ça. D’accord, sa femme est morte après avoir été agressée, le laissant seul avec leur fils, Igor (10 ans). Mais on ignorera toujours les circonstances exactes de ce décès, qui revient hanter Viktor (36 ans) dans ses rêves, sous la forme d’images fragmentaires et à chaque fois différentes.

     

    D’accord aussi, le même Viktor, scientifique employé au ministère de la Santé publique, étudie la qualité de l’air. De quoi vous rendre parano… Surtout quand, chercheur de catégorie A, vous devez vous contenter de transmettre des résultats à l’échelon B sans être jamais informé de leur éventuelle prise en compte.

     

    L’araignée sur le dos

     

    Mais, tout de même… Pas de passé, d’enfance, de traumatisme originel. Pas de profondeur ni d’arrière-plan. Nous n’aurons accès qu’aux pensées de Viktor, et la narration à la troisième personne accentue encore, étrangement, l’impression d’étouffement ou, pour mieux dire, d’« enneigement », dans ce roman où la météo joue un grand rôle. Une gigantesque chute de neige y bloque pendant quelques jours un pays qui est sans doute la Belgique, patrie, dans sa partie flamande, de Peter Terrin. Mais, au fil des saisons, on verra aussi le ciel s’éclaircir, « le bleu éclatant [apparaissant] çà et là entre les nuages sembl[era] donner aux rues mouillées un aspect plus mouillé encore », le temps deviendra « limpide », l’été « batt[ra] son plein ». Sans pourtant que ces notations fassent naître une sensation d’allégement, d’ouverture ou de grand air. Les aléas du temps qu’il fait sont ici autant de signes dans un système toujours plus clos.

     

    On reste, de bout en bout, enfermé dans la tête et dans le monde de Viktor, lequel se barricade de plus en plus étroitement avec son fils à mesure qu’il s’enfonce dans ce qu’il faut bien appeler le délire. Les symptômes sont d’abord relativement anodins : ce sont des garçons et des filles qui, « pens[ant] sûrement s’affubler (…) de façon originale, (…) donn[ent] l’impression (…) de porter un uniforme », puis, un peu plus loin, un clochard d’aspect sinistre qui, peut-être, s’est « déguisé en clochard pour ne pas attirer l’attention » ; ou encore, c’est un buisson couvert de neige dans lequel, « à force de le fixer », on voit « l’image d’une grosse araignée renversée sur le dos ». Mais, très vite, ça devient plus sérieux : sous le visage du présentateur de télévision se dissimule « un autre faciès » ; Helena, l’épouse disparue, n’est pas dans sa tombe, c’est sûr — « un cadavre (…) se négocie probablement pour beaucoup d’argent ».

     

    Face à l’agressivité sournoise du monde extérieur, aux ricanements suspects, aux mères, à la sortie de l’école, qui semblent « flairer [la] nervosité [de Viktor] comme des hyènes humant une charogne », il faut réagir. Suivre et surveiller l’instituteur d’Igor, qui ne peut être qu’un prédateur pédophile. Ensuite, quand l’enfant est renvoyé de l’école après avoir exhibé le couteau à cran d’arrêt offert par son père, celui-ci, qui a la chance de pouvoir travailler à domicile, entreprendra de transformer l’appartement en forteresse : porte blindée, barreaux aux fenêtres, serrure digitale à la porte du gamin, surveillance vidéo à l’intérieur de sa chambre, le père entend tout contrôler. Le seul personnage extérieur à ce qui devient un huis-clos absolu, Éveline, sœur de Viktor, sera d’abord écarté puis ne réapparaîtra que pour devenir, à son tour, une habitante du monde recomposé par son frère.

     

    Paysage de neige

     

    Le roman, qui finira très mal, bien entendu, ne raconte rien d’autre que cela. C’est ce qui fait sa force. Pas d’action à proprement parler, on n’est ni dans le polar, ni dans le récit de vengeance à l’américaine, ni dans le roman de société, même si, entre les lignes d’un récit où les évocations de la ville sont incessantes et où la télévision est souvent allumée, on peut lire la critique acerbe d’un mode de vie susceptible de rendre fou.

     

    L’essentiel n’est cependant pas là. Et pas davantage dans la description psychologique, pour saisissante qu’elle soit. L’attention extrême portée aux lieux, aux objets, aux « cliquetis » des radiateurs, aux « briques sombres des murs », à « la froide odeur de rouille » flottant perpétuellement dans les gares, fait de la folie du héros la conséquence ultime d’une manie exacerbée de l’observation. Enfermé dans son bureau, un œil dans le microscope, l’autre sur le monitor, Viktor rédige des rapports sur ce qu’il voit. Ça ne vous fait penser à rien d’autre ? Tout est là, même la feuille blanche, devenue, en une habile mise en abyme, un dessin au fusain représentant un paysage de neige où se distinguent à peine des silhouettes minuscules. Viktor, qui le contemple sur son mur, « admire sincèrement l’artiste qui [a] eu l’audace de tant de simplicité ». Nous aussi. À la fin, le héros, son fils et son épouse morte seront devenus ces créatures infimes immobilisées sur le papier. Enneigement : un portrait de l’écrivain au travail ?...

     

    P. A.

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