• Crossroads, Jonathan Franzen, traduit de l’anglais par Olivier Deparis (L’Olivier)

    people.comJ’ai longtemps remis à plus tard le moment de le lire… Parmi les souvent gros romans de la rentrée, celui-ci, premier tome d’une trilogie annoncée, est, avec ses 700 pages, le plus gros. Seul à la barre de ce blog, comment dégager le temps de lecture nécessaire, et ne me consacrer, pendant au moins deux semaines, qu’à ce livre ? En cette fin d’année, j’y suis enfin parvenu. Et le moins qu’on puisse dire est que j’en suis bien content.

     

    Croisements

     

    Le titre dit (presque) tout. Crossroads, c’est d’abord le nom d’un de ces groupes de jeunes, animés par des pasteurs, comme il en existait beaucoup aux États-Unis dans les années 1970, alors que la religion avait souvent tendance à s’incarner dans les relations interhumaines. Écouter l’autre se confier, le comprendre, tout dire, telles sont en gros les règles. Mais les relations de pouvoir ne disparaissent pas pour autant, et Russ Hildebrandt, le pasteur en titre, s’est vu habilement ravir la direction de Crossroads par un assistant plus jeune et plus cool, avide de popularité parmi les adolescents les plus branchés. On est dans la banlieue de Chicago, Noël 1971 approche. Russ, non sans culpabilité, s’efforce de soigner son narcissisme blessé en répondant aux avances d’une jeune et séduisante paroissienne. Pendant ce temps son fils Perry se demande s’il va vraiment arrêter de vendre de l’herbe ; sa fille, Becky, cherche à séduire le leader d’un groupe de folk local ; Clem, son autre fils, renonce à son sursis d’étudiant pour partir se battre au Vietnam. Quant à Marion, la femme de Russ, elle sent remonter, en thérapie, une passion de jeunesse qui l’avait pourtant conduite à un épisode psychotique.

     

    On passe d’un point de vue à l’autre, en un jeu de tours, de détours, de retours en arrière, les chemins des personnages se croisant, et dessinant une intrigue subtile et efficace, qui, vu l’humour omniprésent, pourrait être celle d’une comédie familiale un brin grinçante sur fond d’époque. Car l’Histoire aussi, à l’heure où le conflit vietnamien tire à sa fin, est à un croisement. Au temps de la lutte pour les droits civiques et du jazz ont succédé la piété désacralisée, le phénomène hippie, le rock, la drogue, une sexualité qui s’affirme – et se dit.

     

    Carrefours

     

    Mais plus que l’intrigue ou l’exactitude historique, ce sont les personnages qui portent le livre, et qui entraînent le lecteur dans leurs interrogations, leurs choix, leurs débats intimes, restitués avec une crédibilité et une intensité auxquelles l’excellence de la traduction n’est pas étrangère. Leurs choix : chacun se tient à son propre carrefour. Perry décide de changer de vie « pour prouver à sa sœur qu’elle se trompait » sur son compte. Becky elle-même se met à fréquenter le temple – où elle retrouve, il est vrai, Tanner, le chanteur convoité. Clem veut aller se battre au Vietnam parce qu’il pense « au jeune sans instruction qui se [bat] à sa place » – cependant c’est peut-être surtout « pour montrer à son père comment un homme fort se cond[uit] ». Marion décide qu’il est temps « qu’elle se consacre à ses enfants et commence à expier ses péchés » – mais elle réalise avec bonheur que « si elle parvenait à s’en aller, elle ne manquerait peut-être à personne ». « Les véritables motivations d’une personne [sont] complexes et incontrôlables »… Chacun de nos héros le découvre, et se trouvera entraîné parfois très loin de ses résolutions initiales, au cours de ce long récit qui s’ouvre encore, à la dernière page, sur une alternative suspendue.

     

    La puissance assez diabolique du texte est de nous faire entrer dans la problématique de chacun et adhérer à ses naïvetés mêmes. Tant « le désir [des personnages] est contagieux », comme le dit Franzen dans l’entretien qu’il a accordé à En attendant Nadeau (1). Cette contagion du désir, avec ses hésitations et ses ruses, on l’éprouve plus que jamais dans les rapports que tous les acteurs du roman entretiennent avec le personnage principal, jamais là, évidemment, mais présent du début à la fin. C’est Dieu. Cela, le titre ne le dit pas. Pourtant la grande originalité de Crossroads est peut-être dans la manière dont il prend au sérieux, avec ses héros, la relation au divin. Que l’auteur lui-même ne soit pas croyant et ramène le christianisme à « un digne système éthique fondé sur l’amour du prochain » n’empêche rien : la pierre angulaire, dans la vie de ses créatures, c’est leur rapport à la divinité, et parmi les rapports possibles, il y a, bien sûr, celui de Clem, « non-croyant au milieu de croyants ». Ou celui de Perry, qui « atten[d] encore que Dieu lui fasse signe » (« La ligne était peut-être en dérangement ») – et qui finira, sous l’effet de la psychose et de la cocaïne, par se prendre lui-même pour « une entité omnisciente ».

     

    La chose

     

    Pour Russ, « s’accabler de honte rétrospective, s’abaisser dans la solitude, [est] le moyen de retrouver la miséricorde de Dieu ». Quand Marion croit voir « son châtiment » s’abattre sur elle, « certaine du jugement de Dieu, il lui suff[it] de L’accueillir dans son cœur ». Becky, la figure peut-être la plus troublante de toutes, se sent soudain « proche d’un paroxysme, d’une extase » ; d’accord, cela « ne serait pas arrivé si elle n’avait pas fumé de l’herbe » ; pourtant « la lumière dorée la pénètr[e] à nouveau » un autre jour, sans être cette fois « voilée par la marijuana ».

     

    Tout le livre, divisé en deux parties, L’avent et Pâques, s’inscrit dans ce jeu entre ironie et adhésion, vérité et inauthenticité. Lequel revient pourtant toujours buter sur l’effectivité d’une expérience. Celle de la prière, où « c’est la demande qui compt[e], pas la réponse ». Celle, surtout, que paraissent incarner les Navajos, parmi lesquels Russ va tous les ans, avec les jeunes de Crossroads, effectuer des travaux bénévoles. Aux yeux du pasteur, les Indiens « sembl[ent] plus proches d’une chose dont il s’ignorait si éloigné ». Ce sentiment d’« une chose », insaisissable, peut-être absente, cette part d’indécidable et de mystère accepté, voilà sans doute ce qui fait du brillant roman de Jonathan Franzen un grand roman.

     

    P. A.

     

    (1) Numéro 159, gratuitement en ligne

     

    Illustration : chez les Navajos, en Arizona

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