• Calet, de La Belle Lurette au Tout sur le tout

    Calet, de La Belle Lurette au Tout sur le toutIl y a une ligne qui va de Vallès à Calet en passant par Charles-Louis Philippe, Dabit, Bove et Guérin, pour continuer ensuite du côté de Luc Dietrich. Tous ces gens ont en commun un intérêt qui confine parfois à la fascination pour le peuple — « les humbles », comme on dit, et leur vie quotidienne. Les rassemblent aussi une hargne variable et un penchant, apparemment paradoxal, pour une certaine visibilité du style, comme si, dans un monde assez systématiquement noir, il était une manière de seul recours.

     

    J’aime ces écrivains, je l’avoue, peut-être pour la seconde raison — à moins que ce ne soit pour la première : leur amour du jour le jour et du tout-venant, leur peu d’inclination pour ce qu’on entend par « sujet de roman » en général. De ce point de vue-là Calet est exemplaire.

     

    Le goût du malheur et de l’écriture est sensible dès La Belle Lurette, son premier livre, paru en 1935. On y constate aussi l’importance du matériau autobiographique, qui sera une constante de son œuvre : « Me suivant à la trace sur le théâtre de mes exploits, je suis à la fois mon héros et mon historien », ironisait-il. Comment se serait-il situé par rapport au courant de l’autofiction ?...

     

     La Belle Lurette raconte la naissance et la vie de l’enfant naturel que fut le jeune Henri, élevé par des parents anarchisants et fabricants de fausse monnaie à leurs heures. Diable par la queue, errances, révoltes, adolescence calamiteuse, entre 1905 et le début des années 20. On nous parle souvent de la tendresse de Calet pour les fameux « humbles » mais l’image donnée ici de la vie populaire est plutôt apocalyptique et pas plus tendre que cela. Le ton, du reste, n’incite guère au larmoiement. La fin de la guerre de 14 à Bruxelles : « En déroute, les armées [allemandes] fuyaient sous les sifflets de ce généreux peuple, petit par le nombre mais grand par le cœur, qui avait assez subitement repris le goût de son indépendance ». À propos des activités clandestines de sa mère, et après description détaillée : « La vie était difficile ; nous ne décrochions un avortement que par-ci, par-là ». Au sortir du cinéma, pendant l’adolescence : « Dans la nuit des rues, j’allais d’un pas rapide, chargé de morceaux de femmes. Les seins durs de l’une ; les jambes longues de l’autre ; les fesses molles d’une troisième héroïne, je les emportais sous mes draps où, patiemment, je me fabriquais un petit cadavre sans tête avec lequel j’avais des élancements chauds… ».

     

    On doit reconnaître qu’il y a chez Calet, spécialement dans ce roman, une inclination décidée pour l’organique et pour tout dire le dégoûtant : odeurs de linge sale, bruits de cabinets, ventres ensanglantés où les faiseuses d’anges mettent « la main à la pâte », prostituées qui sous l’effet de la syphilis deviennent « toute[s] pourrie[s] et mauve[s] ». Quant au style, encore marqué par un certain souci de l’effet, il présente déjà quelques traits qui deviendront récurrents : juxtaposition, ellipse du verbe, usage presque systématique de la phrase courte venant clore le paragraphe comme un point d’orgue… Bien sûr, on remarque aussi la prédilection pour les expressions toutes faites, reprises, triturées et tournant au jeu de mots, toujours prêtes à devenir des titres : « Le type se raccourcit les bras sur l’autre type » ; « J’étais (…) un petit bonhomme engagé sur la bonne voie. Le petit bonhomme de chemin » ; « Nous dûmes écouter leurs récits de pluies de balles, de nappes de gaz, de marmitages et d’heures "H", qu’ils avaient sur le bout de la langue et que nous eûmes bientôt sur le bout des doigts. Et par-dessus la tête ».

     

    Tout cela on le retrouve douze ans plus tard dans Le Tout sur le tout (1948), qui relate exactement la même histoire. Pourtant rien n’est pareil, et la lecture successive des deux ouvrages permet de voir comme en accéléré le jeune auteur brillant et furieux des années 30 devenir le grand écrivain. D’abord, si on reconnaît les procédés, il semble qu’ils aient subi une sorte d’estompage ; tout est non pas adouci mais, dirait-on, subtilement brouillé. Subtilité qui apparaît aussi dans la construction, fondée sur un système apparemment capricieux de reprises, d’échos, et sur un art très maîtrisé du détour, « à la paresseuse ». Ainsi de ce chapitre LII, en principe consacré au changement de nom de la rue Marthe devenant la rue Georges-Pitard, et qui, partant des cérémonies officielles, mène à des souvenirs de bains-douches, à un épicier qui tuait les lapins « sur commande », à un marchand de charbon revu après des années et bien malade, pour déboucher brusquement sur la mort de Reine, une compagne très aimée. D’où cette conclusion : « On change, on grossit, on vieillit, on maigrit. Plus d’anthracite à volonté, plus de douches dans les prix doux… Plus de Reine. Jusqu’aux rues que l’on démarque ».

     

    Tout se passe comme si, d’un livre à l’autre, l’auteur de La Belle Lurette avait renoncé à ce qui dans son écriture pouvait paraître trop net, trop tranché, à tout ce qu’elle présentait d’angles aigus. Évolution sensible dans chaque aspect d’un livre qui, par sa composition même, paraît la mettre en scène. La première partie du Tout sur le tout, intitulée « Les quatre veines », qui reprend de façon encore relativement chronologique le récit de l’enfance et des jeunes années, se termine à peu près sur ces mots : « Je n’ai plus rien à dire ni rien à déclarer ». Après quoi suivent « Les bottes de glace » et « Toute une vie à pied », soit les deux tiers du livre. Les titres à eux seuls sont éloquents : on passe d’un récit relativement « carré » à une suite sinueuse et au premier regard hasardeuse d’anecdotes, d’impressions, de souvenirs. Paris devient le personnage principal, et ce rôle essentiel accordé à l’espace s’accompagne d’une composition par associations et contiguïtés, plus « spatiale » que « temporelle ».

     

    Une certaine tendresse (celle de la légende ?) se fait jour aussi, qui reste malgré tout relative ; l’ironie n’est jamais bien loin : « Nous traversions Paris du sud à l’est, par sections. Paris a le dessin d’un cœur. Je me tenais sur la plate-forme, pressé contre la balustrade qui me comprimait la poitrine, j’avais la respiration courte et je m’imaginais éprouver une légère émotion ». La sexualité reste un thème insistant, et passablement angoissant : « J’ai défloré plus que mon compte de vierges ; je ne distingue plus rien d’elles ; je n’aperçois plus qu’un puits noir où je me suis perdu » ; mais les prostituées « ont un air de famille (…), et une grande douceur partout au monde, elles donnent pour un peu d’argent ce que les autres vous cachent ».

     

    À mesure que les histoires à raconter perdent leur importance le rapport à l’Histoire se fait aussi de plus en plus détaché : « Les grandes batailles se suivent, un combat chasse l’autre, les hommes en meurent, l’Histoire seule s’enrichit et grossit ». Il pourrait y avoir quelque chose d’un peu pénible dans ce scepticisme mollement anarchiste qui, ainsi qu’il arrive, frôle l’indifférence réactionnaire. Mais il va de pair avec ce qui fait peut-être l’originalité la plus profonde de Calet, et qui se traduit par un curieux mélange de narcissisme et de désir d’anonymat. L’enfant avait regardé George V, la reine Mary et le président Poincaré passer en carrosse ; l’adulte se rappelle avoir vu leurs successeurs, George VI et Elisabeth, dans une voiture, en 1938 : « La deuxième guerre mondiale éclatait un an plus tard. À quand la prochaine visite royale ? ». Le peuple est réduit au rôle de spectateur, à une passivité assumée, presque revendiquée, et l’auteur-narrateur avec lui, qui, passant de plus en plus souvent au « nous » dans la seconde moitié de son livre, déclare : « Je n’ai presque plus d’existence personnelle — elle est figée. Je vis comme les autres, avec les autres. Je ne suis plus moi, je suis les autres, dans la double acception d’ "être" et de "suivre" (comme on dit : "je suis le mouvement") ». Les autres, ce sont ceux qu’on appelait jadis « les petites gens » : fatalité de l’origine de classe acceptée avec résignation, mais aussi avec un certain enthousiasme, celui, paradoxal, que l’auteur du Tout sur le tout éprouve pour les « petites choses auxquelles on s’attache », les souvenirs minuscules, les quartiers perdus, les rues vides d’une ville où « le gris est la teinte dominante, mais un gris nuancé, différencié à l’extrême ».

     

    La passion de l’inconsistant, du pas grand-chose, du presque rien, voilà peut-être la singularité et, pourquoi ne pas le dire, la modernité de Calet. Car tout son art, dans sa délicatesse et sa sûreté, réside dans la manière dont, par la grâce de l’écriture, il rend visible cette volonté d’effacement, et unique ce besoin d’être pareil à tous.

     

     P. A.

     

    photo astel-histoire-geo.wifeo.com

     

     La Belle Lurette et Le Tout sur le tout, d’Henri Calet, parus chez Gallimard, sont disponibles dans la collection L’imaginaire-Gallimard.

     

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