• Bénédict, Cécile Ladjali (Actes Sud)

    http-_www.beyond-the-pale.org.ukDrôle de livre, dont l’intérêt se mesure à l’aune des contradictions dont il est bourré et qui le fondent. Cécile Ladjali est d’origine iranienne et c’est, comme chacun sait, en Perse qu’est née l’hérésie manichéenne. Puisque la jeune écrivaine revendique cet héritage au point de diviser son roman en deux parties intitulées respectivement Blanc et Noir, n’hésitons pas à nous montrer, dans notre article, un tantinet manichéen à notre tour.

     

    Des contradictions, disions-nous. Pas toutes délibérées. L’auteure le proclame fièrement en quatrième de couverture, elle est « agrégée de lettres modernes » et « enseigne la littérature dans le secondaire » (ce qui sonne mieux, on l’avouera, que : être prof de français dans un lycée). Cela ne l’empêche pas d’écrire : « Elle enjoint Bénédict d’aller faire cours », « Vous nous serinez les oreilles avec Mallarmé », « Il observe Angélique grignoter » ; ou de parler d’un « petit placard » qui « scelle » des secrets honteux. Et ainsi de suite, je pourrais continuer longtemps.

     

    Style

     

    Ce serait déjà moins gênant si la dame ne faisait pas, à l’évidence, dans le genre style. Une prose brûlante, comme on dit. Ponctuée à tout bout de champ par ce vieux tic des années 1960, censé exprimer quelque chose comme l’intensité : la phrase elliptique, nominale, de préférence. Ça n’arrête pas : « Jet. Éjacule » (il s’agit de pompiers qui déroulent leur lance) ; « Élévation » (là, quelqu’un prend un téléphérique) ; « Cilice. Cellule. Cierge et cire » (on ne sait pas trop pourquoi). Et les images, donc ! « La chair brûlante des mots » ; « les amandes brunes de ses yeux » ; « On s’enfonce dans une ville comme on entrerait dans un sexe de femme »… Elle ne recule devant rien.

     

    Dans aucun domaine… Bénédict, affligé d’une « chromatopsie cérébrale » qui l’empêche de voir les couleurs, enseigne à l’Université de Lausanne, au pays de son père. Avec ses allures ambiguës, il fascine ses étudiants, surtout le jeune Iranien Nadir, et son amie helvétique, Angélique. C’est l’hiver. Neige. Lac gelé. (Blanc) En été, il retourne en Iran, pays de sa mère et, dans l’avion, coiffe son hidjab (Noir) pour redevenir la Bénédicte qu’il/elle n’a jamais cessé d’être, enseigner à l’Université de Téhéran et y choquer les âmes pieuses. Mais, la nuit, elle/il s’habille en homme, pour arpenter les rues et hanter les bas-fonds. C’est là qu’on retrouvera Nadir.

     

    Genre

     

    On le voit, Cécile Ladjali fait aussi dans le style genre. Son roman est drôlement genré. Ben (autant l’appeler comme le font ses amis) est un personnage double, qui « a toujours été à la frontière ». Cela en fait-il un être divisé ou, au contraire, plus complet que les autres ? Les deux. Enfant, « elle était Bénédict(e) et elle était tout : le ciel, la terre, l’eau, le feu, les hommes, les femmes, le monde entier ». Mais, l’adolescence arrivée, « le regard des autres lui [a] dit qu’elle était fille ». Clivé(e) pour cause de conventions (« le sexe est affaire de fluctuation, en vérité »), elle tend à retrouver son unité première, ce qui arrivera, d’une certaine façon, dans le dénouement (lequel s’intitule, bien entendu, « Couleurs »).

     

    Le thème de la dualité se retrouve partout, décliné jusqu’à l’obsession : voile et neige, père et mère, Orient et Occident, Apocalypse de Jean et sagesse soufie, Baudelaire et Abû-Nuwâs. Dans cette tentative de « tout dire : le jour, la nuit, l’eau, le feu, le ciel, la terre, la vie, la mort », on verra, au choix, un enchevêtrement kitschissime de motifs frénétiquement ressassés et tous soulignés quatre fois, ou (car nous sommes en train, vous l’avez bien compris, de glisser sur l’autre versant de notre article) un puzzle assez vertigineux, comme composé de fragments de miroirs. De fait, c’est sans doute un audacieux autoportrait qui se cache dans ce livre où la figure de l’androgyne n’est peut-être que l’allégorie d’une dualité culturelle, redoublée par celle d’un pays tout entier : « Elle n’est pas la seule à être double. Toute la jeunesse iranienne l’est ».

     

    Métaphysique

     

    L’Iran : il est rare d’en entendre parler en littérature. Et une des originalités de Bénédict réside dans le tableau très évocateur qui nous y est donné de la vie quotidienne au pays des mollahs, de Téhéran, ville fascinante et, bien sûr, double, pour le moins. Le grand mérite de Cécile Ladjali tient à ce que ce tableau, poétisé sans être dépolitisé, ne tombe pas pourtant dans le documentaire : elle se situe, crânement, dans une perspective d’abord métaphysique. Pour le pire comme pour le meilleur… Mais ce choix courageux est ce qui donne à son propos une dimension vraiment universelle. Dans son « espoir d’une réconciliation entre ce qu’il n’est pas permis de confondre », Bénédicte est en quête d’une « chose qu’[elle] ne peu[t] nommer ». Or cette chose « invisible », toujours dérobée, qui rassemblerait les contraires dans une continuité impossible est, on le sait, l’affaire de tous.

     

    Alors, Bénédict, de Cécile Ladjali : oui et non ? Non : plutôt, non mais oui.

     

    P. A.

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