• http-_i2.cdn.turner.comPourquoi des faits divers ? Vieille histoire : Stendhal, Flaubert, Maupassant… dès les origines de la modernité, la complicité entre faits divers et roman était patente. Depuis, elle n’a jamais cessé. Mais, aujourd’hui, elle tourne à l’amour fusionnel. L’attribution du quatrième prix littéraire du Monde à Ivan Jablonka pour Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil) est encore venue récemment confirmer la passion des critiques et des lecteurs pour la chose qui s’est vraiment passée.

     

    Il y a un côté vaguement obscène dans ce besoin obsessionnel du vrai, probablement symptomatique d’une époque de moins en moins capable de se détacher du réel le plus immédiat pour y revenir plus lucidement par la médiation de l’imaginaire. D’autant que le fait divers n’est pas seulement révélateur des climats et des craintes dont il est le contemporain ; la plupart du temps, il offre aussi, dans sa brutalité perverse, une image possible du mal.

     

    « Ma première confrontation au mal », dit justement Simon Liberati à propos du meurtre, en août 1969, de Sharon Tate et de plusieurs de ses amis par quelques membres de la « famille Manson », qui constitue le sujet de California Girls. L’auteur de Jane Mansfield 1967 (Grasset, 2011) y raconte un peu moins de quarante-huit heures dans la vie chaotique des membres de la secte ; pendant cette journée et demie ils assassinent la jeune épouse de Roman Polanski, enceinte, trois autres personnes présentes dans sa villa, puis, le lendemain et ailleurs à Los Angeles, un autre couple, pris au hasard.

     

    Banalité du mal ?

     

    Le choix d’un pareil sujet est certes, pour une part, caractéristique de la fascination dont nous parlions plus haut. Il y échappe pourtant dans la mesure où l’auteur respecte strictement le programme annoncé par le nom de la collection où l’ouvrage paraît et que Jérôme Béglé dirige chez Grasset : « Ceci n’est pas un fait divers ». Si le livre de Simon Liberati a en effet quelque chose à nous dire, c’est parce qu’il mobilise, pour raconter son histoire vraie, les moyens les plus efficaces du roman.

     

    À commencer par les silences. On est loin ici de l’enquête, qui voudrait restituer avec un soin maniaque les moindres détails d’une affaire. Ainsi, de l’arrestation et du procès des criminels, on ne saura rien ou il faudra se contenter de quelques prolepses très allusives. La justice n’est pas le propos. Il faudrait également parler de la construction virtuose, qui, tout en feignant d’obéir aux hasards de la chronologie, dessine le cercle rigoureux des pièges parfaits. Mais le roman, on le sait depuis La Chartreuse de Parme au moins, c’est d’abord le gros plan. Le narrateur de Liberati travaille au plus près de ses personnages et entre tranquillement dans les replis de leur conscience délirante ou épouvantée. Le mal est-il banal ou pas ? Vaste question. En tout cas, vu de près, il l’est toujours. Voici des filles paumées et un gourou minable, ancien taulard et musicien raté de 1,54 mètre dont les théories fumeuses « ne paraissaient à l’époque ni pires ni plus bizarres que celles de beaucoup de chapelles locales ». Comment est-il parvenu à rassembler autour de lui, dans un ranch déglingué, des adeptes, surtout féminines, prêtes à tout pour lui complaire ? Si « la puissance de leurs hormones, la capacité d’amour et d’abnégation des jeunes filles d’alors (…) confluaient autour de cet homme divin », c’est qu’ « elles avaient trouvé en Charlie [Manson] l’époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toute les guerres depuis l’Antiquité ». La drogue, évidemment, explique bien des choses. Sous son influence permanente, « un moteur, un meurtre au couteau, la manille d’un puits de pétrole », tout semble « égal, aussi insignifiant, aussi vide de sens et d’émotion qu’un tableau abstrait (…) ou un tas d’ordures jetées au hasard ».

     

    « Autant rester flamboyante »…

     

    Les détails les plus horribles (dont aucun ne nous est épargné) prennent tous ce caractère de banalité, en conservant entière, et c’est là un tour de force, leur horreur. Charlie, Sadie, Katie, Linda nous deviennent proches sans éveiller pourtant la moindre sympathie : humains, ils restent détestables — et sont d’autant plus dérangeants. Mais le livre de Simon Liberati est une œuvre authentiquement littéraire en cela encore qu’elle nous épargne, Dieu merci, les bons sentiments. En guise d’indignation vertueuse, un faux cynisme : « Elle n’avait pas envie de trucider un vieux schnoque en pyjama rayé ou une toupie en pantalon corsaire aux dessous armaturés (…). Quitte à finir à la chambre à gaz de San Quentin, autant rester flamboyante »…

     

    Cet humour grinçant et, pour le moins, noir, n’a pas tant pour effet de créer une distance salutaire. Il accroît plutôt l’impression d’absurdité généralisée que les discrètes esquisses d’explications politiques ne font qu’accentuer encore. C’est l’envers délirant d’une période fleurie que le récit explore, sans en minimiser les charmes : « Qui n’a pas connu cette époque ne peut savoir jusqu’où pouvaient aller l’hospitalité et la gentillesse des gens naïfs que l’utopie du Summer of love avait convertis », rappelle le narrateur. Mais, ajoute-t-il, dans « l’air délicieux, parfumé par le plantes aromatiques » de la Californie de l’été 69, il y a « quelque chose de corrompu ». Fidèle à sa vocation, le fait divers livre donc bien ici une certaine vérité du moment historique où il advient. Mais, au-delà, l’atmosphère de violence et de folie qui imprègne le livre est peut-être celle de tous les temps hors de leurs gonds, et de toutes les vies emportées au-delà de leurs limites.

     

    P. A.

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