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    Andy, Brigitte Kernel (Plon)Ça continue. Leni Riefenstahl, Fassbinder, saint Augustin, Kafka… Le portrait de grand homme (ou femme) devient un genre à part entière. Vous me direz : c'est vous, aussi, pourquoi choisir avec prédilection ces « romans »-là ? Mon Dieu, je suis comme l'Andy Warhol de Brigitte Kernel et comme tout le monde : « fasciné par les stars ». « Une midinette, d'accord, j'assume ». Et puis la fascination m'intéresse, parce que m'intéresse de voir comment l'auteur aura réussi à s'en extraire pour en faire une œuvre. Beaucoup n'y arrivent pas. Mais quelques-uns savent déjouer leur propre envoûtement et le nôtre, chacun ayant pour cela sa méthode. On peut, comme Michaël Kumpfmüller dans La Splendeur de la vie, effacer systématiquement tout ce qui pourrait prêter au culte de l'icône. Brigitte Kernel choisit au contraire de le mettre en scène.

     

    En ce qui me concerne je n'ai pas de fascination particulière pour Andy Warhol. Qu'est-ce que Warhol, pour moi ? Un look (grosses lunettes, cheveux raides tendance albinos), des boîtes de soupe, le visage de Marilyn, la banane sur un des premiers disques du Velvet Underground (featuring Nico). Tout cela pour dire que j'aborde la lecture d'Andy avec la neutralité légèrement sceptique qui convient.

     

    Et, d'emblée, j'entends une voix. Le dispositif choisi, du moins en apparence, nous permet de n'entendre qu'elle : blessé et traumatisé après qu'une certaine Valerie Solanas lui a tiré dessus un coup de revolver, Warhol décide d'aller consulter un psychanalyste pour onze séances. C'est l'enregistrement de ces séances que le livre semble au départ reproduire. Il nous place donc d'entrée de jeu au revers des images produites par le célèbre artiste pop, seuls avec sa voix, son phrasé tâtonnant, son ton très particulier et un peu geignard, entre l'enfance et l'âge adulte : « Andy (…) est vilain, chétif, pâle. Il fait des efforts pour être plus robuste. Et pourtant Andy fait de la musculation (…) Mais pourquoi est-ce que je me mets à parler à la troisième personne ? Comme si j'étais mort. Non, bien sûr que non, je ne suis pas mort ! Alors, quoi ? »

     

    C'est par cette seule voix que le personnage se construit peu à peu devant nous : un rapport compliqué à la sexualité (« Je ne suis pas comme Valerie Solanas. J'aime les hommes mais je ne hais pas les filles pour autant (…) Elles sont gentilles avec moi. Elles n'ont pas besoin de savoir ce qui se passe dans mon pantalon. Les hommes, eux, veulent toujours savoir. C'est vraiment insupportable ») ; l'attachement névrotique à une mère qui n'a jamais vraiment rompu les attaches avec sa Ruthénie natale (« Il ne manquerait plus qu'un jour je peigne le Christ sur des sacs de boxe… Maman en mourrait ») ; les doutes qui le prennent parfois quant à la réalité de son talent ; et en même temps, bien sûr, la passion qu'il a pour lui-même.

     

    Andy est fasciné par lui-même, comme tous les artistes sans doute et comme nous face à eux. Mais ici la fascination va jusqu'à une volonté d'effacement total au profit de l'œuvre : « Comme s'il y avait du réel en moi ! Il n'y a rien ! Rien au-dessus, rien en dessous de mon travail, de mon image ! Enfin, c'est ce que je veux. Anéantir tout ce qui est dans le relief, dans l'émotion, dans l'impressionnisme, dans la révélation ». La gloire par anonymat, en somme. C'est le principe même des célèbres séries : « L'icône s'estompe, l'unicité se gomme, et paradoxalement le mythe se renforce ».

     

    Disparaître et ainsi se faire pur regard, pour, du coup, cesser d'être vu. Ou pure écoute : « Même à voix basse, on entend des propos qui nous sont interdits. J'en sais quelque chose, j'épie tout le temps les conversations ». Ici c'est le lecteur qui se trouve placé à son tour dans une telle position, et convié à entendre ce qui se cache derrière l'apparence, c'est-à-dire,  en l'occurrence, derrière l'œuvre : fantasmes, souvenirs d'enfance, traumatismes…

     

    Sauf qu'il s'agit d'un piège. Le retournement final révèle que nous étions manipulés depuis le début, qu' « Andy » n'a jamais perdu le contrôle et qu'il garde, quels que soient les secrets qu'il étale, son énigme.

     

    Bien sûr ce retournement est mis en scène de façon un peu laborieuse. Bien sûr aussi Brigitte Kernel non plus que les correcteurs de chez Plon ne connaissent très bien l'orthographe, et ils pensent par exemple que l'impératif du verbe vouloir est « voulez ». Mais on passera sur ces défauts, même avec ces défauts Andy vaut encore tellement mieux que bien d'autres portraits romancés de grands personnages. Le grain d'une voix, un dispositif magnifiquement pervers : une œuvre, en somme. Que demander de plus ?

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première sur le site du Salon littéraire le 3 février 2013 : link

     

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  •  Gilles Ortlieb est poète (Petit-Duché de Luxembourg, Meuse métal, etc., Le Temps qu'il fait, 1991 et 2005) et traducteur (Cavafy, Séféris, Solomos…), double activité qui signale une attention particulièrement aiguë portée à l'usage des mots. Appelé à séjourner dans des régions réputées peu riantes, il en a fait aussi le thème de textes en prose qui ne se rattachent à aucun « genre littéraire » bien établi (La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 2000, Tombeau des anges, L’Un et l’Autre/Gallimard, 2011).

     

    Ce goût de l’inclassable, ce souci de la langue suffiraient à rendre recommandable une œuvre marquée de plus par un art très sûr de capter l’essentiel dans ce qu’il y a de plus quotidien.

     

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    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     

    Comme tout le monde ou comme beaucoup, j’imagine. À l’adolescence, dans un internat dans la banlieue parisienne, des poèmes ou des petites proses, avec un souci assez taraudant de l’expression, si je me souviens bien. Comme si ce que je voulais dire finissait par se brouiller, s’effacer ou se perdre dans la façon de le dire. Rien que de très banal, en somme, et très « sous influence ».

     

    Le premier texte publié, dans les années soixante-dix, c’était le récit d’un voyage au mont Athos, en plein hiver. A suivi un petit livre de poèmes, Brouillard journalier, résultat des « macérations » des années parisiennes. Mais il a fallu partir pour que des livres soient vraiment possibles. Un des premiers, Soldats et autres récits (Le Temps qu’il fait, 1991, ndlr), a vu le jour peu après mon installation à Luxembourg pour raisons professionnelles. Comme son titre l’indique en partie, il y avait là-dedans des souvenirs de service militaire, quelques récits de voyages – dont certains immobiles – qui rendaient plutôt compte d’expériences passées. Ensuite, il a fallu m’accommoder, plus ou moins bien, d’une situation d’exilé, tâcher d’apprivoiser ce qui m’entourait, avec des résultats variables : car il arrive, ce faisant, qu’on se sente plus étranger encore. Cela a donné des livres délibérément peu ambitieux, faits de morceaux, de textes ponctuels, d’approches (Petit-Duché de Luxembourg, Gibraltar du Nord, chez le même éditeur, 1991 et 1995). Puis, une fois qu’on a à peu près trouvé ses marques, ou qu’on croit les avoir trouvées, on décide de s’aventurer un peu plus loin, d’élargir le cercle. D’où le livre sur le séjour de Baudelaire à Bruxelles dans la collection « L’Un et l’Autre », chez Gallimard (Au Grand Miroir, 2005, ndlr), qui m’a pas mal occupé, avec des séjours et recherches sur place. Sujet assez noir si on s’appuie sur la correspondance de Baudelaire pendant ces années-là, et qui voulait en somme répondre, en sous-main, à une question alors pour moi très actuelle – sur l’exil et l’impossibilité d’y mettre un terme… Des orphelins (L’Un et l’Autre, 2007), c’était un livre qui allait dans le sens inverse, en se penchant délibérément sur des écrivains peu connus (Joseph Breitbach, un auteur allemand qui a laissé quelques romans étonnants, deux auteurs grecs, un poète français oublié, Albert Glatigny) ou sur des versants méconnus d’écrivains célèbres. Il s’agissait toujours, décidément, de se promener dans des coins négligés, peu fréquentés, qu’il s’agisse de livres ou de lieux, comme les petites villes des anciennes vallées industrielles lorraines dont il est question dans Tombeau des anges.

     

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Le matériau de base, ce sont presque toujours des carnets, des notes prises à mesure. Après quoi vient la question de ce qu’on en fait. Pour schématiser beaucoup, disons qu’il y a deux chemins possibles : soit un travail d’évaporation, d’élagage, et cela ira vers le poème, soit un travail de dilatation, où l’on comble les vides, remplit les creux, et cela conduit à la prose. Mais au départ, condition indispensable, il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté. C’est la réactivité vis-à-vis de la situation, ou de cette étrangeté, qui fait le texte.

     

     

    Ecrire, est-ce pour vous un travail ?

     

    Au stade de la finition, oui, puisqu’il s’agit de rendre cette étrangeté familière, pour soi-même d’abord, pour le lecteur ensuite. Si on n’est pas très sûr de son coup (jusqu’où peut-on aller, par quels moyens, quelle est la « vraie » destination ?) cela peut s’apparenter à une corvée dont on ne peut faire l’économie. Quand, en revanche, on s’en acquitte de façon à peu près satisfaisante, on retrouve quelque chose du plaisir initial, de sa gratuité. Le trajet est en quelque sorte circulaire : un point de départ peut-être arbitraire mais tenu pour nécessaire, un cheminement en liberté, puis la contrainte de la mise en forme – qui finit parfois par déboucher sur la liberté première.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

    J’ai longtemps beaucoup aimé Emmanuel Bove et les écrivains de cette « famille », Raymond Guérin, Henri Calet, Jean Forton, Henri Thomas, Georges Hyvernaud, Jacques Chauviré... Au point de leur consacrer un livre d’essais (Sept petites études, Le Temps qu’il fait, 2002), dans l’idée de circonscrire la place à part qu’ils occupent dans notre géographie mentale, littéraire, affective. Il y a eu aussi quelques autres affections définitives, comme August Strindberg – qu’il s’agisse de ses pièces, des écrits autobiographiques ou même de sa peinture. Maintenant, parmi les contemporains, j’ai plutôt l’impression de naviguer à vue, entre Jean-Claude Pirotte, Rolin (Jean), Jacques Réda, entre autres. Et puis il y a certains des auteurs que j’ai traduits du grec, comme Mikhaïl Mitsakis ou Thanassis Valtinos (Accoutumance à la nicotine, Finitude, 2007, ndlr), dont je me sentais évidemment très proche.

     

     

    Vos textes en prose sont ciselés comme des poèmes, tandis que votre poésie, faite de notations très quotidiennes, semble souvent proche de la prose. Quelle différence faites-vous entre les deux modes d’écriture ?

     

    Même si le matériau de départ est le même dans les deux cas – une  tentative d’appréhension du quotidien par la note ou le carnet – il y a une notion de durée, de linéarité dans les textes en prose, à quoi la poésie est plutôt étrangère. Horizontalité contre verticalité, en somme – la dilatation ou l’évaporation dont on parlait plus haut. Les deux genres ont besoin d’une colonne vertébrale, mais l’articulation n’est pas la même : il faut que les vertèbres soient visibles et dénombrables pour parvenir à une « histoire » en prose.  Le poème, lui, se construit différemment, avec des associations autres. Une chose est sûre, la « prose poétique », ou ce qu’on entend par là, serait le pire des genres...

     

     

    Vous êtes aussi traducteur, au sens strict ; la littérature en général est-elle à vos yeux de l’ordre de la traduction ?

     

    Pourquoi pas ? Quoique, en y réfléchissant… Il faut quand même être plus actif, y mettre davantage du sien : une forme de traduction active, si vous voulez.

     

     

    A propos des « petites villes dévastées, piétinées, désertées » que vous évoquez par exemple dans Tombeau des anges, vous dites : « je ne suis pas là chez moi (…) mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation ». Le poète ou l’écrivain est-il pour vous par essence un homme de passage ?

     

    Disons plutôt que ce serait, idéalement, celui qui parvient à faire d’un lieu de passage une demeure. Quitte à la déserter ensuite.

     

     

    Un autre de vos thèmes, c’est le monde du travail, et Saxl, dont vous tentez le portrait dans La Nuit de Moyeuvre, n’est pas sans évoquer le Bartleby de Melville. Une certaine manière de ne pas jouer le jeu professionnel ou social est-elle à vos yeux un moyen nécessaire de se préserver ou constitue-t-elle, là encore, la condition nécessaire pour faire du quotidien l’objet d’une œuvre ?

    Si vous voulez, je peux répéter cette question un peu contournée…

     

    Non, je crois que j’ai à peu près compris… On ne passe pas impunément ses journées confiné dans un lieu et un travail. Dans mon cas, c’était la vie de bureau, découverte sur le tard, et dont il a fallu s’accommoder. Il fallait bien faire avec ce que j’avais sous les yeux, avec une sorte d’effet de loupe en plus, et c’était une façon de subvertir ce quotidien avec lequel je devais vivre au jour le jour, de le rendre plus supportable – quitte à ce qu’il apparaisse au bout du compte encore plus insupportable. En bref, il s’agissait d’introduire dans cette réalité-là, imposée, une distorsion qui permettait de s’y glisser, d’y trouver une place, aussi précaire fût-elle.

     

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

    Sur un petit volume d’adieu à cet exil qui aura quand même duré quelque vingt années. Et qui tâche de rendre compte des ambiguïtés que le temps passé finit inévitablement par glisser dans notre rapport à un lieu, à une ville, à un  pays. En fait je n’y travaille plus car ce livre doit paraître en mai aux éditions Finitude. Il s’intitulera Vraquier, du nom de ces bateaux qui transportent des marchandises en vrac, et se présente comme le journal d’une année, sous forme de notes sans lien apparent.

     

    Et puis il y a un projet beaucoup plus incertain autour d’un écrivain portugais, Ângelo de Lima, auteur de quarante-trois poèmes en tout et pour tout, qui fut publié par Pessoa. Je suis allé à Lisbonne et à Porto faire des recherches, consulter des archives, visiter l’ancien hôpital psychiatrique où il a été interné. Le livre était destiné à la collection « L’Un et l’Autre », mais celle-ci est sans doute amenée à disparaître puisque son fondateur n’est plus là. Du coup je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce projet, ni même si je le mènerai à bien.

     

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    Photo0095.jpgSoyons sévères, mais justes : la presse spécialisée ne se trompe pas toujours. Elle avait porté aux nues Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c'était un peu exagéré peut-être mais pas sans fondement. Et ce n'est pas non plus parce qu'elle encense à présent le roman de Michael Kumpfmüller, La Splendeur de la vie, qu'il ne mérite pas ces éloges.

     

    On peut pourtant tout craindre en voyant le bandeau, qui annonce : « Le dernier amour de Kafka ». De fait, le livre de l'écrivain allemand se signale d'abord par tous les travers qu'il évite. Pas de lourds clins d'œil rétrospectifs adressés au lecteur actuel ; on apprend au détour d'un paragraphe, parce que les personnages en parlent, qu'à Munich « il y a eu une tentative de putsch qui a heureusement échoué », et c'est presque tout ; les événements vers lesquels le siècle se précipite dans ces années 1923-24, et au cours desquels les trois sœurs du personnage principal disparaîtront, restent à l'horizon, dans un écrasant silence. Pas davantage de tentative pour nous faire pénétrer le mécanisme de la création littéraire ou pour semer partout d'improbables correspondances entre l'écriture et la vie : « Elle n'a guère remarqué jusqu'à présent qu'il est écrivain. Il écrit des lettres, des cartes postales. Est-ce cela, être un écrivain ? » Enfin et surtout, pas de psychologie pour ainsi dire. Sur ce « pour ainsi dire » repose en grande partie l'intérêt du roman.

     

    Les titres des trois parties de longueur quasi égale annoncent la rigueur et la sobriété : « Arriver », « Rester », « Partir ». Elles parcourent la dernière année de Kafka, suivent les progrès de la maladie et l'histoire d'amour avec Dora Dymant (ou Diamant) — un amour évident, partagé, heureux, loin de l'image habituelle du perpétuel fiancé incapable de vivre une relation jusqu'au bout. Mais pas de fantasmes fusionnels : la narration fait alterner d'un chapitre à l'autre le point de vue de Dora et celui de Franz, dispositif qui, de ne pas craindre de sembler trop systématique, se révèle lui aussi d'une précision et d'une efficacité assez remarquables.

     

    Mais quand on parle de « point de vue » on retombe dans les « pour ainsi dire ». Car que trouve-t-on ici ? Des faits et gestes — déplacements, déménagements, affaires de costumes et de lampes. Et des réactions ou des pensées rapportées comme des faits et gestes : « Il a besoin de choses pour l'hiver, un manteau, des habits, du linge, une robe de chambre, peut-être une chancelière. Max pourra éventuellement lui apporter certaines affaires, ou alors il prendra le train et ira les chercher lui-même. Aux parents il a dit en partant qu'il ne s'absentait  que quelques jours, or cela remonte déjà à des semaines, il a mauvaise conscience, mais pas trop, du reste, s'il leur rendait visite, il redeviendrait instantanément le fils, et cela, il voudrait à tout prix l'éviter ». Le récit ne mentionne, en ce qui concerne les personnages principaux, aucun nom de famille : Kafka est d'abord « le docteur » (en droit) puis « Franz », Max Brod est « Max », Dora Dymant « Dora », et ainsi de suite. Ce procédé, ou cet indice, est à l'image du livre en son entier : tout est dit mais rien n'est dit, quelque chose qu'on pressent être l'essentiel est toujours là sans que cependant on en parle ; le lecteur a la sensation de se déplacer en permanence sur ses bords ou à sa surface. « Est-ce que c'est comme tu l'as rêvé ? » demandent les amies de Dora. « A ce sujet, il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais elle se borne à hocher la tête, elle rayonne comme si elle se rappelait tout juste quelque chose… » Et Franz énumère ses craintes « dans une longue lettre à Max où il les cite en passant, comme s'il ne s'agissait que de détails : il faudrait que le sol sous ses pieds soit consolidé, que soit comblé l'abîme qui s'ouvre devant lui, chassés les vautours autour de sa tête, apaisée la tempête au-dessus de lui, eh bien, écrit-il, oui, si tout cela avait lieu, alors ça pourrait aller un peu ».

     

    « Il y aurait beaucoup à dire » mais on n'essaiera pas de préciser de quel abîme, de quelles tempêtes ou de quels bonheurs il est question. La mort même est rapportée comme « en passant », et ce refus de développer ou d'expliciter quoi que ce soit donne au texte sa densité et son intensité particulières, celles des récits de Kafka lui-même. Plutôt que de nous parler de Kafka, Kumpfmüller nous parle comme lui, nous convoquant ainsi dans son intimité d'autant plus sûrement que celle-ci nous échappe. Admirable phénomène d'empathie littéraire, qui atteint un tel degré que les citations et références dont le texte est tissé se font quasiment invisibles.

     

    Voilà qui pourrait constituer une méthode pour les nombreux auteurs qui veulent à tout prix mettre en roman de grands personnages. Mais n'est pas K. qui veut.

     

    P. A.

     

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    http- a395.idata.over-blog.com En parlant de Mégara dès la troisième phrase Claude Pujade-Renaud veut sans doute placer son livre sous le patronage de Flaubert. Et l’essentiel s’y passe bien à Carthage, mais c’est au temps de Saint-Augustin. L’inspirateur du jansénisme a la cote chez Actes Sud. Si un long passage du livre de Claude Pujade-Renaud est consacré au sermon sur la chute de Rome, rien à voir toutefois avec le roman de Jérôme Ferrari, qui se déroulait en Corse de nos jours. Avec Dans l’ombre de la lumière nous retrouvons la série « Vie des hommes illustres ». Car la narratrice, Elissa, a vécu près du saint avant qu’il ne le devienne. Elle est la mère de son fils. Répudiée, elle suit de loin sa carrière et, grâce à son amitié avec un copiste, son œuvre, à commencer par les Confessions. Son beau-frère, potier à Carthage, lui apprend le métier, elle égrène ses souvenirs en tournant. Les année passent, l’évêque d’Hippone périt, son décès coïncidant opportunément avec la chute de l’empire sous les coups des Vandales et autres Goths.

     

    Il y a beaucoup de noms en –us. Hippo Regius plutôt qu’Hippone, Ambrosius, Augustinus… Claude Pujade-Renaud trouve que c’est « plus chantant ». En  plus ça fait romain, comme les descriptions de mets, les thermes, les rouleaux, les codex… On apprend un tas de choses sur le manichéisme et sur les autres hérésies, c’est bien commode, ça évite de lire un « Que sais-je ? ». Pour ceux qui ne connaîtraient pas les Confessions nous tenons également un bon recueil de morceaux choisis — les plus connus : la férule, les poires, tolle, lege,… rien ne manque.

     

    Et pour nous rendre plus proche ce monde lointain Claude Pujade-Renaud fait parler penser et réagir tous ses personnages comme vous et moi, je veux dire comme des lecteurs de Télérama et de Marie-Claire. Aucune de ces vaines et fatigantes tentatives à la Quignard pour reconstituer ce qu’auraient pu être les façons de voir et de dire du passé. On a l’impression rassurante que tous ces gens étaient comme nous, et que l’auteur aurait aussi bien pu nous raconter l’histoire d’un dirigeant de grande institution internationale et de sa secrétaire. Bien sûr il aurait fallu renoncer à cette Antiquité si décorative, mais c’est tout. La dimension spirituelle, si aride, se réduit en effet ici à quelques questions insondables mais ponctuelles : « Pourquoi Dieu a-t-il permis ces atrocités ? — Je ne sais pas, Valeria. Demande à Silvanus ». On se concentre plutôt sur la psychologie, celle des magazines que j’évoquais plus haut. Augustinus a eu une mère possessive (Monnica), que travaillait « un désir de revanche à travers ce fils si brillant ». Sous son influence il a renoncé au sexe, et à en croire la narratrice ce n’était pas un petit sacrifice : les souvenirs d’Elissa sont pleins d’« étreintes tumultueuses », d’odeurs, de corps qu’on « fouille », au point qu’elle en vient à s’interroger, « l’assaut amoureux entre l’homme et la femme serait-il proche de l’étreinte mortelle entre la bête et l’homme, les spasmes de la jouissance et de la mise à mort se ressembleraient-ils ? »

     

    Seulement voilà : si les femmes sont sauf exception sensuelles et proches de l’originelle argile, les hommes sont arrivistes et portés sur l’abstraction. Et derrière les pères de l’Eglise se cachent des hommes comme les autres, l’homme éternel, celui de Femme actuelle. Claude Pujade-Renaud a le courage de le dire. Son écriture est parfaitement adaptée à ce travail de réduction des grandes aspirations aux réalités simples : style sobre, comme on dit, sans aspérité ni heurt, en un mot, radicalement plat. Ce qui ne l’empêche pas de risquer à l’occasion d’audacieuses mises en abyme. Ainsi, à propos d’une « motte de terre », elle fait dire à sa créatrice d’amphores : « Je la pétris doucement. Peu à peu, elle devrait changer d’odeur, de texture, chauffer, s’animer. Mes doigts sont morts…, rien ne naît ». On voit très bien de quoi elle parle.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 12 janvier 2013 sur le site du Salon littéraire : link

     

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