• La Splendeur de la vie, MIchael Kumpfmüller (traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel)

     

    Photo0095.jpgSoyons sévères, mais justes : la presse spécialisée ne se trompe pas toujours. Elle avait porté aux nues Le Sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c'était un peu exagéré peut-être mais pas sans fondement. Et ce n'est pas non plus parce qu'elle encense à présent le roman de Michael Kumpfmüller, La Splendeur de la vie, qu'il ne mérite pas ces éloges.

     

    On peut pourtant tout craindre en voyant le bandeau, qui annonce : « Le dernier amour de Kafka ». De fait, le livre de l'écrivain allemand se signale d'abord par tous les travers qu'il évite. Pas de lourds clins d'œil rétrospectifs adressés au lecteur actuel ; on apprend au détour d'un paragraphe, parce que les personnages en parlent, qu'à Munich « il y a eu une tentative de putsch qui a heureusement échoué », et c'est presque tout ; les événements vers lesquels le siècle se précipite dans ces années 1923-24, et au cours desquels les trois sœurs du personnage principal disparaîtront, restent à l'horizon, dans un écrasant silence. Pas davantage de tentative pour nous faire pénétrer le mécanisme de la création littéraire ou pour semer partout d'improbables correspondances entre l'écriture et la vie : « Elle n'a guère remarqué jusqu'à présent qu'il est écrivain. Il écrit des lettres, des cartes postales. Est-ce cela, être un écrivain ? » Enfin et surtout, pas de psychologie pour ainsi dire. Sur ce « pour ainsi dire » repose en grande partie l'intérêt du roman.

     

    Les titres des trois parties de longueur quasi égale annoncent la rigueur et la sobriété : « Arriver », « Rester », « Partir ». Elles parcourent la dernière année de Kafka, suivent les progrès de la maladie et l'histoire d'amour avec Dora Dymant (ou Diamant) — un amour évident, partagé, heureux, loin de l'image habituelle du perpétuel fiancé incapable de vivre une relation jusqu'au bout. Mais pas de fantasmes fusionnels : la narration fait alterner d'un chapitre à l'autre le point de vue de Dora et celui de Franz, dispositif qui, de ne pas craindre de sembler trop systématique, se révèle lui aussi d'une précision et d'une efficacité assez remarquables.

     

    Mais quand on parle de « point de vue » on retombe dans les « pour ainsi dire ». Car que trouve-t-on ici ? Des faits et gestes — déplacements, déménagements, affaires de costumes et de lampes. Et des réactions ou des pensées rapportées comme des faits et gestes : « Il a besoin de choses pour l'hiver, un manteau, des habits, du linge, une robe de chambre, peut-être une chancelière. Max pourra éventuellement lui apporter certaines affaires, ou alors il prendra le train et ira les chercher lui-même. Aux parents il a dit en partant qu'il ne s'absentait  que quelques jours, or cela remonte déjà à des semaines, il a mauvaise conscience, mais pas trop, du reste, s'il leur rendait visite, il redeviendrait instantanément le fils, et cela, il voudrait à tout prix l'éviter ». Le récit ne mentionne, en ce qui concerne les personnages principaux, aucun nom de famille : Kafka est d'abord « le docteur » (en droit) puis « Franz », Max Brod est « Max », Dora Dymant « Dora », et ainsi de suite. Ce procédé, ou cet indice, est à l'image du livre en son entier : tout est dit mais rien n'est dit, quelque chose qu'on pressent être l'essentiel est toujours là sans que cependant on en parle ; le lecteur a la sensation de se déplacer en permanence sur ses bords ou à sa surface. « Est-ce que c'est comme tu l'as rêvé ? » demandent les amies de Dora. « A ce sujet, il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais elle se borne à hocher la tête, elle rayonne comme si elle se rappelait tout juste quelque chose… » Et Franz énumère ses craintes « dans une longue lettre à Max où il les cite en passant, comme s'il ne s'agissait que de détails : il faudrait que le sol sous ses pieds soit consolidé, que soit comblé l'abîme qui s'ouvre devant lui, chassés les vautours autour de sa tête, apaisée la tempête au-dessus de lui, eh bien, écrit-il, oui, si tout cela avait lieu, alors ça pourrait aller un peu ».

     

    « Il y aurait beaucoup à dire » mais on n'essaiera pas de préciser de quel abîme, de quelles tempêtes ou de quels bonheurs il est question. La mort même est rapportée comme « en passant », et ce refus de développer ou d'expliciter quoi que ce soit donne au texte sa densité et son intensité particulières, celles des récits de Kafka lui-même. Plutôt que de nous parler de Kafka, Kumpfmüller nous parle comme lui, nous convoquant ainsi dans son intimité d'autant plus sûrement que celle-ci nous échappe. Admirable phénomène d'empathie littéraire, qui atteint un tel degré que les citations et références dont le texte est tissé se font quasiment invisibles.

     

    Voilà qui pourrait constituer une méthode pour les nombreux auteurs qui veulent à tout prix mettre en roman de grands personnages. Mais n'est pas K. qui veut.

     

    P. A.

     

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  • Commentaires

    4
    Fabienne Grünfeld
    Vendredi 28 Juin 2013 à 18:01
    Très belle critique, merci. J'en avais lu d'autres qui ne m'avaient pas donné envie de lire le roman, mais là je vais me précipiter pour l'acheter.
    3
    Lundi 11 Février 2013 à 09:32

    Oui, un ton très étrange et donc très original, de l'émotion sans pathos, c'est difficile à obtenir.

    2
    Samedi 9 Février 2013 à 18:34

    Oui, ce qui fait que ce livre est bien un roman, au sens le plus noble du terme. Et pas un essai déguisé.

    1
    Samedi 9 Février 2013 à 09:56
    Tout à fait ma conception d'un livre sur. Mais évidemment, il y en aura toujours pour dire qu'ils préfèrent les mises en contexte, les documents nouveaux, les archives en annexe. Ceux qui veulent des preuves. Comme si K. ou quelqu'un d'autre pouvait être appréhendé autrement que par l'intuition, et peut-être même jamais.
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