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Souvenirs d'un buveur d'éther, Jean Lorrain (Mercure de France, collection « Le Temps retrouvé »)
Dans la préface, Antoine de Baecque, sur le mode du quasi pastiche, le décrit ainsi : « Corseté, fardé, parfumé, les yeux soulignés de khôl, les poches de veston fleuries, Lorrain arrive aux fêtes du Paris 1900 dans un halo d'éther, portant beau sa réputation de "dandy de la fange" ». Et Rémy de Gourmont, son contemporain : « Jean Lorrain use d'un style nerveux, agité, capricant, pareil aux gestes de ces petites femmes d'un blond vif qui ne peuvent lever les bras sans répandre une odeur malsaine à la vertu ».
On voit tout de suite le personnage… Et le climat de cette longue agonie du XIXe, qui, entre fin de siècle et Belle Époque, relie à Proust les derniers feux du naturalisme comme du symbolisme. Sous l'œil du vieux Goncourt, autour de la figure tutélaire de Huysmans, tout un monde s'agite, qui revendique sa « décadence ». Lorrain en est certainement une des figures les plus caractéristiques.
Cet homme n’est pas sobre.
Le volume que le Mercure de France fait paraître dans sa collection « Le Temps retrouvé » regroupe plusieurs ensembles de courts textes dus à ce romancier, poète, critique d'art et, surtout, chroniqueur de la vie mondaine et de la vie nocturne : Sensations et souvenirs, Souvenirs tout court, que leurs titres résument, de « Cloches de Pâques » à « Propos de jour de vernissage » ; Une femme par jour, constitué essentiellement de portraits de courtisanes, splendides ou, plus souvent, misérables ; enfin ces Contes d'un buveur d'éther qui donnent leur titre à l'ensemble et sont un recueil de visions cauchemardesques provoquées par l'abus du produit en question. L'adjectif, ainsi que l'exige « l'écriture artiste », est souvent employé comme nom (« cette propriété dont le clair-obscur et le mystérieux m'intriguaient » ; « l'impondérable et le flou de légères robes de nuance mauve »). Le discours indirect libre est de rigueur, conformément à la tradition naturaliste (« Ah ! c'est qu'elle l'avait dans le sang, son beau médaillé du Tonkin… »). Le style, de façon générale, n'est pas sobre. C'est plein de « Salomés ruisselantes de pierreries », de « Muses porteuses d'exsangues têtes coupées » et autres créatures « aux fronts diadémés, s'érigeant, un lys à la main ».
Mais rien n'est sobre chez Lorrain, antidreyfusard, antisémite, patriote, mais anarchisant, fasciné par les beaux voyous qui hantent le soir les « fortifes » mais chantant les « pierreuses » comme les « cocottes » et autres demi-mondaines de haut vol.
Ruine et marécages
En fait il est fasciné par tout ce qui excède la norme. Avec, il est vrai, un goût décidé pour le lugubre et le morbide. Les monstres grouillent, avec leurs « paupières membraneuses », « leurs cuisses nues », « l'ignoble pesanteur de leur arrière-train », sentant « le marécage et la ruine, la feuille morte et le sabbat ». Le crime rôde, « le bestial assassin de campagne, équivoque chemineau ou gars de charrue cupide, va droit à la maison solitaire et fermée de la vieille dame qui passe pour avoir du bien ». Et le sexe, bien sûr, est partout, « l'immondice en émoi de l'homme » ne demande qu'à surgir au passage de « la fleur malsaine aux écœurants relents de crasse et de pommade, (…) fleur de prostitution sur fumier de gravats ». Mais les excès les plus attirants chez Lorrain, ceux qu'il faut remercier l'éditeur de nous avoir fait redécouvrir, ce sont, chacun l'a bien compris, ceux de la phrase.
P. A.
Ce texte est paru une première fois le 13 novembre 2015 sur le site du Salon littéraire.
Tags : Jean Lorrain, Souvenirs d'un buveur d'éther, rentrée 2015, France, 1900
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