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La Mort à Rome, Wolfgang Koeppen, traduit de l’allemand par Armand Pierhal et Maurice Muller-Strauss (Typhon)
C’est (presque) l’homme de trois œuvres. Entre les deux guerres, Wolfgang Koeppen (1906-1996) vit du journalisme et de petits métiers. Il fuit le nazisme pour la France, puis la Hollande, mais, ne parvenant pas à gagner sa vie, il rentre en Allemagne, où il sera auteur de scénarios (jamais tournés) pour la UFA. Après la guerre, il rejoint le Groupe des 47, aux côtés de Günter Grass, de Heinrich Böll et des autres tenants de la littérature dite des ruines. C’est alors qu’il publie les trois romans qui le rendront célèbre et lui vaudront le prix Büchner : Pigeons sur l’herbe (1951), La Serre (1953), La Mort à Rome (1954).
C’est la traduction de ce dernier ouvrage, parue une première fois en 1962 chez Albin Michel, que rééditent aujourd’hui les éditions du Typhon. Cette maison installée à Marseille a pour ambition de « faire dialoguer le présent et le passé autour d’une interrogation qui hante le monde : que faire des spectres ? ». Question fort judicieuse. Et qui est bien au cœur du livre de Koeppen.
Lierre, lares et Lambretta
Son titre renvoie à Thomas Mann, en un hommage mi-nostalgique mi-ironique, sans doute, à la culture allemande d’avant le désastre. Lorsque Koeppen écrit, Visconti n’a pas encore fait du héros de La Mort à Venise un musicien. Mais l’auteur du Docteur Faustus a déjà mis en scène, dans ce grand roman, un compositeur adepte du dodécaphonisme. C’est le cas de Siegfried aussi. Il est à Rome, où on doit jouer une de ses symphonies. Le hasard veut qu’y soit présente aussi sa famille, avec laquelle il a rompu : sa mère, Anna : son père, Frédéric-Guillaume, fonctionnaire loyal aux nazis puis reconverti sans états d’âme dans la démocratie — en attendant mieux ; son frère, Dietrich, qui se prépare à une carrière politique, avec les mêmes sentiments. Et, surtout, son oncle Judejahn… La famille Pfaffrath songe à faire rentrer au pays cet ancien général SS, lequel a repris du service au Moyen-Orient. Lui-même se tâte. Et est furieux d’apprendre que son fils, Adolphe (forcément), à Rome aussi, est sur le point de devenir prêtre.
Tous ces personnages errent par la ville, s’y croisent, comme dans un rêve, en d’improbables rencontres, s’y affrontent, s’y répandent en de longs monologues intérieurs. On s’étonne de voir partout parler de l’écriture « cinématographique » de Koeppen, quand celle-ci, comme chez tous les tenants du stream of consciousness, est essentiellement musicale. Plutôt qu’au cinéma, c’est à Döblin qu’on pense, à Woolf, à Joyce, bien sûr. Aux grands romans urbains du XXe siècle. Car Rome est sans cesse présente, ses cafés, ses bruits, ses lumières, « les ruelles, les recoins, les escaliers, les cours silencieuses avec leurs urnes, leur lierre et leurs lares, et les rues bruyantes avec leurs téméraires conducteurs de Lambretta ».
Entre deux cataclysmes
Pas de naturalisme, pourtant. L’alternance des phrases courtes juxtaposées et des énumérations interminables, le rythme heurté et frénétique qui en résulte, comptent plus que l’action. Et quand celle-ci culmine dans un finale de violence et de mort, ce dénouement est curieusement déthéâtralisé. Le propos n’est pas là.
Le propos, c’est l’onde de choc d’une catastrophe et la menace d’une autre, qui ne saurait tarder. Car personne ne doute vraiment que la guerre va reprendre. Entre deux cataclysmes flotte une étrange paix, peuplée d’images de cauchemar. Siegfried, qui aime les « gamins des rues un peu sales et au corps zébré de cicatrices » rejoint parfois, sur les bords fangeux du Tibre, d’inquiétants adolescents. Contemplant une femme de ménage qui mange « un petit pain d’où [pend], dégoûtant, le gras du jambon », il se prend « à penser au giron de cette femme » et « ress[ent] du dégoût pour ce giron humide et chaud, pour les enfants humides et chauds, pour la vie humide et chaude ». Les « propriétaires de Volkswagen, [les] conducteurs de Mercedes, guéris par l’efficacité allemande et redevenus des porteurs bienvenus de devises », sont autant de figures ridicules et inquiétantes. Judejahn regrette le temps de sa puissance, s’indigne que, la nuit, « Rome dorm[e] sans son autorisation », voit des juifs partout, trouve les Latins presque aussi écœurants, et est obsédé par l’image des femmes nues attendant leur tour au bord de la fosse commune — souvenir que viendra tragiquement réactualiser la fin du roman.
Celui-ci se complaît étrangement dans les fantasmes de ce personnage, qui tient de l’ogre des contes et des grotesques de Bosch. Et le récit, symphonie grinçante ou poème halluciné, sinue entre deux fascinations, pour l’horreur récente qui s’annonce à nouveau et pour le charme un peu vénéneux du présent romain, mélange de grandeur déchue, de misère et d’énergie vitale. Littérature des ruines, c’est le cas de le dire… Mais les ruines sont de tous les temps.
P. A.
Illustration : Jérôme Bosch, Les Tentations de saint Antoine (1502)
Tags : Wolfgang Koeppen, La Mort à Rome, roman allemand, rentrée 2019
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