• Entretien avec Stéphane Lambert

    Poète, romancier (L’Homme de marbre, Le Grand Miroir, 2008, Mon corps mis à nu, Les Impressions nouvelles, 2013…), auteur d’essais sur des artistes (L’Adieu au paysage, les Nymphéas de Claude Monet, La Différence, 2008, Mark Rothko, rêver de ne pas être, Les Impressions nouvelles, 2011…) ainsi que d’entretiens avec Claude Régy ou Micheline Presle, l’écrivain belge Stéphane Lambert est, comme il le dit lui-même, « insituable ». À moins de considérer que cette volonté de traverser les genres et de brouiller leurs frontières constitue justement le cœur d’une œuvre qu’habitent aussi le thème du désir et la quête exigeante d’un certain au-delà des mots, toujours repoussé.

     Le prochain roman de Stéphane Lambert, Paris Nécropole, paraîtra en avril 2014 aux éditions L’Âge d’homme.

     

     

    Entretien avec Stéphane Lambert

     

     

     Comment en êtes-vous venu à écrire ? 

     

    Hier, j’ai vu à la télévision un reportage sur les enfants qui, en famille, semblent parfaitement « normaux » mais sont complètement mutiques à l’école. On considère ça comme une phobie sociale. Je me demande si je ne souffre pas d’une telle « phobie »… Pendant des années je n’ai pas eu d’activité professionnelle socialisante, et cela reflète sans doute ma position naturelle par rapport à la société. J’étais déjà dans cette position très jeune, à l’époque où je rêvais d’être comédien. Je prenais des cours de théâtre mais ma gêne vis-à-vis du monde extérieur ne passait pas. J’en suis alors venu progressivement à l’idée d’écrire : on est censé soigner le genre de peur dont je parle mais l’écriture fait exactement l’inverse, elle réalise quelque chose à partir de cette peur.

     

    Bien sûr, encore faut-il qu’existe le besoin d’exprimer quelque chose de cet isolement, qui est aussi une forme de souffrance. Il m’est apparu, en lisant certains livres, que la littérature mettait des mots sur le malaise que j’éprouvais. Maupassant a de ce point de vue-là joué un rôle essentiel : je doutais de plus en plus que le théâtre était ma voie, et j’ai commencé à me dire que je pourrais peut-être essayer moi aussi d’utiliser les mots. Mais d’abord j’ai lu tout Maupassant ! C’est ce qu’on fait quand on est adolescent et qu’on se prend d’admiration pour un auteur… L’autre événement déclencheur a été la lecture de Duras. J’ai éprouvé un tel choc que j’ai décidé d’entreprendre des études de lettres uniquement pour pouvoir écrire un mémoire sur elle.

     

    Pour revenir à votre question, je crois que l’écriture est venue pour moi du désir de trouver une place. J’ai d’ailleurs toujours un peu la sensation que c’est de cela qu’il s’agit.

     

     

     Comment écrivez-vous ?

     

     Je prends beaucoup de notes. Comme je suis monomaniaque, je travaille sur un seul livre à la fois même si j’ai beaucoup de projets. Je fais des recherches, des voyages… Quand je suis habité par l’écriture d’un livre, tout entre en résonance avec ce que j’écris. Mais je n’ai ni méthode, ni horaire préétablis. Le seul impératif est de partir, d’être ailleurs : loin de chez moi, je suis dans mon propre territoire, qui est en fait celui du texte.

     

    Par ailleurs, je ne trouve pas qu’écrire soit une chose agréable en soi. À mon avis la plupart des écrivains aimeraient mieux ne pas avoir à le faire. Être capables de mener une vie normale, en somme…

     

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

     Non ! Maintenant que je travaille, je peux comparer ! (ndlr : Stéphane Lambert vient d’être nommé responsable de la programmation francophone de Passa Porta, Maison internationale des littératures à Bruxelles).

     

    Il est vrai que la nécessité d’écrire ne suffit pas, qu’il faut « travailler » son texte, mais c’est un travail si particulier qu’il faudrait user d’un autre mot. Ce mot-là me gêne car, en fait, le travail est quelque chose qui me fait naturellement horreur. Je me souviens que, lors de mon premier jour d’école primaire, j’ai refusé d’entrer dans la classe. Il a fallu me traîner dans les couloirs pendant que je hurlais : « Je ne travaillerai jamais ! » Quand, bien plus tard, j’ai publié mon premier roman, c’est la même idée qui, un peu naïvement, m’est venue : « Je n’aurai jamais à travailler ». Je me demande si l’écriture n’est pas cela : une parade face à la nécessité de travailler.

     

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

      

    J’ai déjà cité Duras. Il y a aussi Thomas Bernhardt. Dans un film qui a été réalisé sur lui il parle de la résistance qu’on a à suivre ce que les autres attendent de nous. Une résistance à vivre, en somme. Les écrivains auxquels je suis sensible conçoivent l’écriture comme un moyen de lutter contre cette résistance à vivre et ainsi de rester vivants.

     

    De façon générale, j’aime beaucoup la littérature de langue allemande. Je viens de lire L’Homme sans postérité, de Stifter, et j’ai été saisi par ce calme apparent derrière lequel demeure quelque chose comme une énigme. J’ai le même sentiment en lisant Virginia Woolf, Vers le phare, par exemple. Ce sont des livres qui continuent leur chemin en nous des années après leur lecture, parce qu’ils préservent l’impression d’un mystère, d’un certain flottement derrière les choses les plus simples. C’est aussi ce que j’aime dans le romantisme allemand. Parmi les auteurs plus récents, je retrouve cela chez Sebald. Au contraire, le roman français actuel me paraît souvent trop net, et trop romanesque. J’aime les écrivains qui ne sont pas situables, pas policés, qui n’ont pas de manières. J’aime les gens sans manières.

     

     

     À parcourir votre bibliographie, on est frappé par votre intérêt pour les peintres et pour la peinture. À vos yeux, peinture et littérature poursuivent-elles, avec des moyens différents, le même objet ?

      

    Oui, c’est sûr. Ce que j’écris sur des peintres n’appartient ni au domaine de la biographie ni à celui de l’essai ou de la critique, parce qu’il s’agit pour moi de comprendre pourquoi certaines peintures me font cet effet. Après trois livres sur des peintres (Monet, Rothko et Nicolas de Staël, ndlr), je constate qu’ils ont les mêmes tourments, les mêmes existences tragiques que les écrivains. Dans les deux cas il s’agit d’exprimer une douleur pour en renverser l’aspect destructeur et en faire quelque chose de surmontable ; et aussi de dépasser sa douleur individuelle pour se rattacher à l’espèce, éprouver ce que c’est qu’être en vie. Au fond, ce dont il est question, c’est sans doute de recréer ce lien manquant avec les autres dont je parlais au début de l’entretien. La peinture est peut-être un langage plus universel mais les écrivains comme les peintres recherchent la forme qui correspond le mieux à leur sensation d’habiter ce monde.

     

     

     « On ne comprend que ce que l’on porte », écrivez-vous dans Le Jardin, le séisme (La Lettre volée, 2013) à propos du poète François Muir. Écrire sur les autres, est-ce une manière de revenir à soi ? 

     

     Disons plutôt que j’essaye d’écrire sur la zone d’interférence entre moi (puisque c’est le point de départ) et les autres. Quand j’écris sur Rothko, Monet, Staël, j’écris sur ce qui fait qu’on se rejoint. D’ailleurs, même dans mes livres « autobiographiques », ça ne m’intéresse pas d’écrire sur moi. Je cherche toujours à me mettre en jeu pour atteindre quelque chose comme une humanité commune.

     

    Je ne crois pas aux biographies, qui sont des reconstitutions figées de ce qui, en réalité, est insaisissable, et c’est justement à cause de ma méfiance à l’égard des biographies que j’écris sur d’autres artistes. La photo de Nicolas de Staël prise la veille de son suicide ne dit strictement rien de ce qui va arriver. La vie n’est pas une histoire. L’histoire vient après coup.

     

     

     Dans votre livre sur Rothko, cette fois, vous dites : « L’art ne parle pas d’un autre monde, il parle du creux de celui où l’on vit ». Pouvez-vous éclairer cette formule ?

      

    On détache souvent l’art du quotidien mais la vie c’est la création et la création est la métaphore de la vie. Quant au « creux », j’aime le mot pour son indétermination. J’ai vraiment la sensation d’un tel creux, que la vie sociale essaie de nous faire oublier. Je crois que l’angoisse correspond aux moments où on est relié à une incertitude fondamentale dont on est fait et à une sorte de « trou noir » initial. Face à cela il y a deux solutions : la création et le suicide. Voyez Rothko ou Staël : quand la création est terminée, cette sensation de creux qu’elle tenait à distance reprend le dessus… Et même Monet n’était pas du tout aussi serein qu’on le dit en général.

     

    Je pense que nous sommes tous faits d’une contradiction entre être et non-être, forces de vie et forces de mort. On peut parvenir à des points d’équilibre entre ces forces, plutôt que de chercher à refuser et effacer le conflit qui les oppose.

     

     

      Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

     Je ne « travaille » pas beaucoup, depuis que je travaille… Mais j’ai commencé la fin de mon triptyque romanesque, dont le deuxième volet va bientôt paraître (Paris Nécropole, après Les Couleurs de la nuit, La Différence, 2010, ndlr).

     

    Dans le domaine proche de l’autobiographie aussi je pense à un troisième volume (après Mes morts, Le Grand Miroir, 2007, et Mon corps mis à nu, ndlr). Je voudrais y aborder ce que j’appelle dans mon livre sur Staël « le vertige et la foi », leur coexistence dans la trajectoire d’une vie. L’aspect social de la religion me gêne mais j’aime les écrits des mystiques. Cette « trilogie » autobiographique rappelle aussi les trois termes de la trinité : après le Père et le Fils, ce sera le Saint-Esprit, ce sont des notions qui m’ont toujours intrigué et auxquelles j’ai cherché à donner une réalité, ou plutôt un sens dans le vécu. Dans ce troisième volume, j’explorerais ce qui fait qu’on arrive à rester vivant. Car dans la vie, très vite, on a le sentiment que toutes les promesses se désagrègent, et que faire avec ça ?...

     

    J’aimerais aussi me lancer dans un cycle sur des écrivains, en commençant par Nathaniel Hawthorne. Ici il n’est pas reconnu, on le ramène toujours à son américanité, alors que certaines de ses nouvelles n’ont rien à envier à celles de Kafka.

     

    photo Stéphane Lambert

     

     

     

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