• upload.wikimedia.org.jpg Voici la rentrée littéraire. Elle se fait « sous le sceau du réel », c’est Le Monde des livres qui le dit. On s’y pose la question : « La fiction est-elle morte ? » Car dans le déferlement de cette année il faut paraît-il distinguer deux types de « romans » pour l’essentiel. Ceux qui s’inscrivent dans la « veine autobiographique » (moi, ma famille, ma femme, mon mari, mon enfance…) et les enquêtes ou autres évocations de figures célèbres (du président de la République à celui qui a failli l’être).

     

    On écrit toujours sur soi, même quand on parle d’autre chose. Quand on écrit Le Comte de Monte-Cristo c’est encore de soi qu’on parle, même si ça se voit moins évidemment que quand on écrit À la recherche du temps perdu. Donc rien de neuf en ce qui concerne la première catégorie de romans 2012. Que le narcissisme s’y affiche avec moins de précautions que jamais c’est dans la logique de l’époque.

     

    Et il pourrait y avoir lieu de se réjouir devant cette persistance de, disons, l’auto-écriture. Que celle-ci ait traversé sans encombre toutes les années pendant lesquelles on nous a abreuvé de cette scie, la littérature française est nombriliste, confirme ce qu’on a toujours su : les histoires de nombril c’est très intéressant.

     

    Mais il y a nombril et nombril, et diverses manières d’en écrire. Ces nombrils de l’automne 2012, peut-être la seconde catégorie d’ouvrages les éclaire-t-elle d’un jour révélateur, et peut-être aussi dévoile-t-elle la vraie tendance de cette rentrée.

     

    L’obession de la réalité où on se rue comme dans un mur n’est pas nouvelle, comme Raphaëlle Leyris le rappelle aussi. « Racontez-nous des histoires vraies ! », cette clameur, refluant des caniveaux de la presse du même nom et des écrans de la télé, envahit tout de son éclat, cinéma et littérature. Qu’une histoire inventée puisse être plus vraie que la vraie vie, peu de gens dirait-on s’en souviennent.

     

     Et on pourrait voir des motifs de satisfaction dans ce recul de la fiction, si c’était un recul du romanesque. S’il mettait fin à la tyrannie de l’histoire-à-raconter ce serait un vrai soulagement pour bien des auteurs, et pour bien des lecteurs aussi, libérés de l’histoire-à-lire.

     

    Seulement s’agit-il de cela ? À voir la place qu’occupent dans les librairies les rayons « polars » on peut douter que notre époque de jeux vidéo, de manga et de fantaisie, héroïque on pas, soit sur le point de renoncer vraiment à la fiction. Ce ne serait pas plutôt l’inverse ? Plutôt qu’à un recul de la fiction au profit de la réalité est-ce qu’on n’assiste pas à une absorption intégrale de la seconde par la première ?

     

    « Faites des romans de nos vies ! Elles n’ont pas l’air très romanesques mais elles le sont sûrement un peu puisqu’on pourrait après tout elles aussi les raconter. Pénétrez-nous de cette idée et aidez-nous à tenir par là le réel à distance prudente »…

     

    Car avec le réel il faut toujours se méfier. C’est comme avec les requins de la Réunion. On surfe on surfe on oublie qu’il y a des requins, qui font, mon Dieu, leur métier de requins quand ils voient passer un surfeur. En tire-t-on la conclusion qu’il vaut mieux aller surfer ailleurs ou cesser de surfer, sûrement pas, on s’en prend aux pouvoirs publics qui exagèrent de tolérer ce coup de dent dans des existences qu’ils devraient avoir à cœur de garder lisses, pleines, toutes à l’épanouissement personnel, sans aspérités et sans trous.

     

    Ce pourrait sûrement faire une petite fable à propos de la rentrée littéraire 2012 : « Le surfeur, la mer et le requin ». Qui là-dedans représenterait la littérature ? On ne voit pas trop, et c’est peut-être significatif. Dans l’autre histoire à trois : le lecteur, la fiction et la réalité, on ne sait pas non plus très bien où elle se trouve. La réponse dans les livres de la rentrée, sûrement.

     

    P. A.

     

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  • www.africa-onweb.com.jpg Autrefois existait un temps intermédiaire qu’on appelait l’adolescence. Maintenant c’est terminé, à onze ans, d’un seul coup, les enfants se mettent à se comporter en petits adultes. À moins que ce ne soit le contraire et qu’on reste enfant toute sa vie, ce que tendrait à suggérer le spectacle de ces hommes de plus de trente ans qui font de la trottinette vêtus de pantacourts et passent leurs loisirs à des jeux vidéo.

     

    Peut-être d’ailleurs cette histoire d’adolescence était-elle une invention purement littéraire née avec le sentiment bourgeois de la famille, un thème courant de Beaumarchais à, disons, Salinger, avec un pic entre le début du XXe siècle et la Seconde Guerre mondiale ? Non qu’il n’y ait plus de personnages âgés de quinze ou seize ans en littérature, mais les ouvrages qui les mettent en scène ne contiennent plus pour autant que je sache les célébrations de l’adolescence en tant que telle qui ont longtemps marqué le traitement du motif.

     

    D’où peut venir ce goût de toute une littérature pour l’âge ingrat ? Du fait qu’il est incertain, passager, fuyant, placé dès le départ et par définition sous le signe de la nostalgie, donc du lyrisme ? Si une instabilité essentielle est bien ce qui le définit, Alexandre Vialatte était spécialement appelé à en faire son grand sujet. Il y était destiné par son style, que caractérise avant tout la pratique raisonnée du déséquilibre. Chacune de ses phrases balance entre lyrisme, justement, et trivial, de façon à se résoudre en accord dissonant : « Te souviens-tu des soirs dorés comme des icônes qui figeaient le ciel autour des clochers des églises et faisaient clapoter sur l’eau l’ombre chinoise de toute la ville dans une laque de gelée de coings ? » ; « le rhum et la mélancolie nous berçaient l’âme d’une houle qui allait et venait entre la poésie et l’appréhension stomacale ». L’emploi du zeugma constitue d’ailleurs un symptôme évident de cette prédilection pour l’entre-deux (« Le portrait de Mme Lamourette montrait une dame lymphatique qui avait de l’âme et les cheveux frisés »). Et les vers blancs (« C’est que l’or du mirage a des lueurs tenaces »), qui semblent faire retomber d’aplomb la phrase, sont trop nombreux pour que leur solennité apparente n’introduise pas le décalage d’une ironie supplémentaire. Bref avec Vialatte on ne sait jamais très bien « sur quel pied danser », de sorte qu’il ne faut pas s’étonner si ses deux principaux romans se proposent de saisir l’essence d’un âge indécis, peut-être mythique, et oscillant paraît-il entre gravité et insouciance.

     

    Ces deux romans, ce sont Battling le ténébreux et, bien sûr, Les Fruits du Congo. Après avoir été longtemps l’homme-qui-a-fait-découvrir-Kafka-en-France, Vialatte a connu dans les années quatre-vingt une gloire passagère et relative. Elle reposait surtout sur les chroniques, où les véritables amateurs de textes courts et les paresseux trouvaient leur compte. Mais Les Fruits ont quand même un temps été proclamés « livre culte ». C’est vite retombé. Même si l’ouvrage est reparu dans « L’Imaginaire », peu de gens, en fait, l’ont lu.

     

    Et c’est vrai qu’il y a un côté daté dans ce gros roman un peu bavard. Il est plein de l’humour, des rêves et du quotidien des collégiens des années vingt ou trente, un temps où le « lorgnon », le « faux col » et la « chaîne de montre » étaient « l’uniforme de tout le monde ». Mais justement. À la nostalgie censément propre à l’âge, à celle du narrateur pour ses années de jeunesse, vient se superposer aujourd’hui dans un effet supplémentaire celle qu’éprouve le lecteur pour une époque qu’il ne connaît qu’à travers des photos jaunies. D’ailleurs le retour au passé est le principe même de l’entreprise, puisqu’il s’agit aussi d’une réécriture du livre réputé le chef-d’œuvre en la matière : lieu féerique entrevu qu’on peine à retrouver, fête étrange, héroïne qui se dérobe et meurt, duo de personnages masculins dont l’un, le narrateur, est le faire-valoir de l’autre, tout y est, c’est bien Le Grand Meaulnes. Mais un Grand Meaulnes réussi, c’est-à-dire peut-être encore plus somptueusement raté. Car, si la seconde moitié du roman d’Alain-Fournier paraît ne pas tenir les promesses de la première, cette faiblesse n’en est pas une dans un texte dont le vrai sujet est la déception. Et si Vialatte revient parfois jusqu’à l’écœurement sur les mêmes images et les mêmes phrases, c’est que le ressassement incantatoire est sans doute la meilleure méthode pour restituer un peu de l’ivresse que procurent les mirages.

     

    « Ces Îles on les voyait à l’autre bout de la ville, du haut des remparts du collège, et il n’y eut jamais rien de si plat, de si nu, de si désolé (…). Mais la distance et notre bonne volonté se conjuguaient pour en tirer merveille ». Comme les Îles, tout dans ce livre semble vu à distance, dans la nostalgie de l’illusion, du désir, ou peut-être d’une nostalgie originelle. Le narrateur, compagnon du héros, dit déjà de lui : « Sa vie se racontait dans ma tête à l’imparfait, cette vitre de musée des héros littéraires ».

     

    Et il est de fait que ce roman rempli d’événements paraît bizarrement figé dans une interminable pause, pleine de détails grossis jusqu’à l’absurde. « La maison du garde-barrière avait l’air d’un jouet sous la lune, et des pots de géranium qui étaient sur ses fenêtes montait une drôle d’odeur, amère et froide, comme métallique ». L’absurde, un fantastique très rigoureusement construit, encore des moyens (kafkaïens ?) pour restituer la vision propre à la période de la vie où derrière le chatoiement des apparences est censé se profiler le fond tragique des choses. Plus on avance dans le roman, plus on s’enfonce dans un univers inquiétant, nocturne, réversible, peuplé de figures alternativement hostiles et bienveillantes, comme « la grande négresse » de l’affiche, qui promet les fruits du Congo aux jeunes gens incités par elle à s’engager dans les Marsouins. Au bout du chemin qu’elle leur montre, que trouveront-ils sinon un sort funeste. « Tout ça s’était passé comme dans les refrains de l’aveugle. C’était la loi du deuxième couplet ou du troisième, bref celui de la fatalité ». Quand il écrit, en 1949, Vialatte sait, comme nous, où conduisent les années trente. Son savoir surplombe le livre pour faire de la fin des héros le présage d’autres malheurs. Mais si le tragique imprègne aussi ce texte singulier, c’est un tragique drôle, discordant, toujours en équilibre instable. Tonalité unique qui fait des Fruits du Congo, plutôt qu’un roman culte, un grand roman.

     

    P. A.

     photo http-//www.africa-onweb.com

     

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