• Fils de prolétaire, Philippe Herbet (Arléa)

    picclick.frLes pères et les mères ont la cote. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué comme moi. Il y a peu de temps encore on racontait son enfance, à présent on raconte la vie de ses parents. Bien des auteurs semblent penser que, puisqu’ils les ont mis au monde, leurs géniteurs sont susceptibles d’intéresser tout un chacun. Et on doit écouter le récit détaillé de leurs existences, dans le respect que commande un tel exercice de piété filiale mais aussi en proie à la gêne qu’on éprouve toujours à recueillir des confidences ne regardant que ceux qui les font.

     

    Le livre de Philippe Herbet, disons-le tout de suite, constitue de ce point de vue une exception, si ce n’est un parfait contre-exemple. D’abord, comme son titre le suggère, c’est aussi et peut-être en fin de compte surtout de lui qu’il nous parle. Son texte est jalonné de brefs autoportraits, qui le montrent d’abord en enfant « maladroit » que « [sa] mauvaise mine, [sa] maigreur, [ses] lunettes » « éject[ent] de tous les jeux », et qui préfère « [s’]enrouler dans [ses] fictions », où il est question de DS, de cargo, de « fugues durant la nuit ». Le voilà ensuite en adolescent complexé, et ce n’est guère mieux : « Au collège, la vie est insupportable (…). La moindre moquerie me fait pleurer. Des chutes de tension me sauvent, je m’évanouis souvent ». Jusqu’à ce que, encore un peu plus tard, il rencontre Batty, alias « Fifille », qui lui fait découvrir « un autre monde, [lequel] s’ouvr[e] comme une orchidée », monde nocturne « où évolu[ent] des folles, des hommes barbus habillés de cuir, des transgenres et quelques femmes dandy ».

     

    « Le temps s’affaisse »

     

    Le père et la mère sont cependant bien les personnages principaux dans ce qui, plutôt qu’à une narration chronologique, s’apparenterait à une suite d’instantanés. Car les parents, eux, paraissent « vi[vre] un présent éternel », et ce privilège accordé au présent préserve le récit de Philippe Herbet de bien des travers dont sont rarement exempts les portraits parentaux que j’évoquais en introduction. Pas d’histoire familiale, ici, qui remonterait laborieusement le cours des générations. À peine des grands-parents, un oncle ou une tante çà et là. Le présent, c’est ce qui est là : sans arrière-plan idéologique ou démonstratif ; sans commentaire où s’étalerait l’attendrissement ou la rancœur ; sans psychologie. L’auteur, il est temps de le dire, est photographe. Fils de prolétaire « est son premier récit, autobiographique et sans image » (à part la belle photo, en couverture, d’un homme et d’un train dans la gare de Kazan, à Moscou). C’est en photographe qu’il conçoit l’autobiographie : il laisse toute la place aux choses.

     

    Aux lumières, aux couleurs, on le sent dès les premières pages, dans lesquelles le premier mot dit sur le père signale sa « belle chevelure noire », à laquelle fera écho plus loin la manie de la mère pour le blanc (« chemisier blanc, petits pulls en coton blanc, jupes blanches, pantalons blancs, shorts blancs lorsqu’elle est à la maison, sous-vêtements blancs, j’imagine »). Mais aussi aux atmosphères que lumière, couleurs et objets composent, et qui donnent lieu à de soudaines épiphanies mélancoliques. Le narrateur est seul avec son grand-père ; celui-ci s’endort ; « Le temps s’affaisse. Je regarde le ciel à travers les vitraux de la fenêtre centrale de la pièce. J’ai l’impression de me perdre dans les couleurs pastel de la lumière, dans les méandres du temps, dans les ondes du monde, dans la couleur pourpre de l’indicateur de la radio. Je n’ose pas tourner le bouton doré… »

     

    « La simplicité du quotidien »

     

    Les objets, les lieux sont ceux d’une époque (les années 1960-1970) et d’une classe sociale (le prolétariat industriel) qui ne sont évoquées qu’à travers eux. Dans cette Belgique de l’acier, le paysage est ponctué de terrils. « Nous habitons une banlieue de poussière rouge de minerai de fer. Les usines sont dans les rues. Les fours à coke, les hauts-fourneaux, les aciéries crachent leurs fumées… » Mais « le crédit facilite les choses » et la fièvre acheteuse sévit : « porte-journaux, tables gigognes, pied fumeur, lampadaires et lampes de table » se multiplient, sans compter, bien sûr, « le lave-linge, le sèche-linge, ensuite le moulin à café, le grille-pain, l’ouvre-boîte, le rasoir et le grill électrique… » Même les noms de vedettes (« Nicoletta, Serge Lama, Michel Delpech, Claude François… ») dont on lit les aventures « dans France dimanche et Ici Paris » semblent désigner autant de produits de consommation.

     

    L’émotion est là, certes. Mais elle naît de la sécheresse. Absence de digressions, de lyrisme ; phrases brèves posées là, à la Henri Calet, dans une successivité affichée qui leur donne le poids et la densité d’objets palpables. L’auteur-narrateur évoque son premier appareil photo, offert à l’adolescence par ses parents : « Je le caresse, je lui parle, il ouvre mon regard sur la simplicité du quotidien. Je (…) m’émerveille de l’étrange beauté sise sous l’apparente laideur de notre banlieue, le jeu de la lumière, la succession des saisons, la couleur des heures (…). Je capte cet état sensible du déroulement du temps, le présent en mouvement, qui me renvoie déjà à des souvenirs ». Belle mise en abyme et discret credo, pour un petit livre modestement ambitieux.

     

    P. A.

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