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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Vies déposées, Tom-Louis Teboul (Seuil)

photo Pierre AhnneOn pouvait craindre le pire. Jugeons-en… Ils sont trois : Ilmiya, la « Rom », prostituée occasionnelle et accro au crack ; Ernst, qui pratique plutôt la bière Atlas ; Jul, qui aime le vin mais fait feu de tout bois. « Le Franprix de la rue Ordener » est leur lieu de résidence privilégié. Enfin, le trottoir devant le Franprix. Nos trois héros, inséparables, y survivent tant bien que mal, pratiquant la mendicité (« un travail éreintant »). Tom-Louis Teboul, qui travaille avec Emmaüs et connaît bien le monde de la rue, nous raconte dans ce premier roman un an de leurs existences, forcément sans espoir, tant il est vrai que, pour certains, « la chance ne tourne jamais ».

 

L’art de la phrase

 

Comment un tel livre échappe-t-il à tout ce qu’on serait en droit de redouter : pittoresque indécent prêté à la misère, sociologie déguisée en fiction, bons sentiments, protestation hargneuse et confortable ?... Par l’écriture. C’est-à-dire, d’abord, par la phrase. Tom-Louis Teboul sait qu’en écrivant quelque chose d’aussi simple que : « Ils mangèrent du pain humide et s’observèrent », on touche juste. Il sait trouver le bon dosage de sophistication et de tournures populaires, d’oralité et d’expression soutenue, retenant la leçon de Céline (« Toute seule qu’elle se retrouvait, avec ses bourrelets et son foie tout hépathique qu’on se demandait comment il avait pu tenir si longtemps »), parfois aussi celle de Genet (« Bientôt il se raconta sous les ponts que Paris détenait une reine, et les mendiants voulaient la rencontrer »). Le résultat est un savant mélange d’ironie et d’empathie, qui se maintient toujours au plus près des personnages et pourtant dans un léger décalage, manière la plus efficace de nous donner accès à leurs esprits (souvent confus). Sans compter, dans ce roman (forcément) de plein air qui est aussi un hymne à Paris, la présence des lieux et du temps qu’il fait, « les surprises d’octobre », « les dorures diplomatiques du ciel ».

 

Tout cela au service d’une épopée burlesque, au sens le plus originel du terme. Une affichette promettant « une honnête récompense » à qui ramènera à son propriétaire un chow-chow égaré, une quête improbable couronnée par le succès le plus inattendu, une fortune soudaine, une brusque échappée romanesque, qui nous ferait presque croire à un départ possible vers d’autres horizons et une nouvelle vie…

 

Faux-semblant, bien sûr. Comme les trois compagnons, on déchantera vite. La vérité du livre résidait bien, avant ces quelques pages finales, dans une structure fondée sur la répétition, les errances toujours circulaires, le retour inévitable des beuveries comme moyen d’évasion décidément unique.

 

Les dorures du ciel sont à tous

 

Il y a, dans tout cela, quelque chose d’évidemment et profondément politique. Non parce que Teboul n’aime guère la police et ne s’en cache pas. Et pas davantage parce qu’il n’épargne ni l’indifférence impitoyable de la société de consommation pour les êtres à qui celle-ci est refusée ni la bonne conscience ou la culpabilité honteuse de ceux qui se contentent de souhaiter « bon courage » aux mendiants (« qu’on pensait que ça suffisait le courage pour survivre »). La radicalité et la générosité de la démarche est d’abord ici, répétons-le, affaire de style. Pourquoi Ilmiya, Ernst et Jul, comme les femmes et les hommes réels à qui l’auteur dédie son œuvre et dont il énumère en exergue les prénoms, n’auraient-ils pas droit au langage et à la pensée ? Pourquoi ne pas leur permettre de discerner le « fil lumineux qui les reli[e] [entre eux] (…) et les un[it] également à la souffrance des autres vivants aux antipodes » ? Au nom de quoi ne pas laisser Ernst, au cours d’une unique échappée sur les bords de l’Oise, ressentir « le monde autour, les poissons, le courant, le vacarme des mouches » ?... Par leur langue exigeante et précise, par leur humour et leur ironie même, par leur usage contrôlé de la poésie, l’auteur ou son narrateur restituent à leurs héros dérisoires la complexité et la dignité de tout un chacun. Ils font, de ces « vies déposées au milieu du trottoir », des existences à part entière. Et de ceux qui les vivent, par-delà l’uniformité que répand sur eux la misère, des individus — mieux encore : des personnages de roman.

 

P. A.

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