Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Qu’écrira-t-il après ? Telle était la question que je me posais à la fin de mon article sur le premier roman de Didier Castino. Roman d’une intelligence et d’une profondeur qui faisait, disais-je, à la fois « souhaiter » et « redouter » le suivant. Un peu plus de deux ans plus tard, le voici, ce deuxième roman, alors que d’autres livres sont venus entre-temps nous rappeler tous les risques qu’entraîne pour la suite une réussite initiale (voir, par exemple, ici). Ce second livre après Après le silence, fallait-il en définitive le redouter ou le souhaiter ? Un peu les deux.
« Quelle idée de courir »
Il commence au pas de course, à tous les sens du mot : sur le rythme fiévreux, scandé de répétitions, qui caractérise la prose de l’auteur, et par une longue ouverture consacrée à cette activité à laquelle nombre de nos contemporains s’adonnent de manière quasi obsessionnelle, vêtus de tenues fluo et les oreilles obturées par des écouteurs : courir. « Au collège déjà », le narrateur n’aimait pas ça. Peut-être parce que, dès l’adolescence, il était taraudé par « l’impression d’être né quand tout a déjà eu lieu » et de se trouver lancé dès le départ à la poursuite de l’Histoire. Ou de l’identité, que semblait lui refuser son prénom passe-partout, « exempt d’ambassadeur illustre que les siècles auraient reconnu » (« Si je vous dis Hervé très rapidement, que répondez-vous ? Hervé Vilard »). Mais courir après l’Histoire c’est déjà courir dans l’Histoire, et bientôt il est question de toutes les courses que des hommes, au fil des siècles, ont dû mener pour échapper à la mort : juifs, Algériens, bien d’autres, jusqu’à Malik Oussekine, dont le livre de Castino constitue une manière de tombeau.
« Les soubresauts de l’Histoire »
Pas seulement. Car, comme dans Après le silence, qui, en faisant le portrait d’un père, brossait aussi celui d’une époque et d’une classe sociale, l’auteur se propose ici de lier histoire personnelle et Histoire tout court. En 1986, Hervé a, comme ce fut le cas de Castino, une vingtaine d’années. Comme lui aussi, sans doute, il s’engage avec enthousiasme dans le mouvement contre le projet Devaquet de réforme des universités. Manifs, « montée » à Paris, amitiés, premières amours : ce roman d’une jeunesse est aussi, comme on dit, « le roman d’une génération ».
L’écrivain marseillais y confirme son goût pour les dispositifs narratifs singuliers. Trois parties, ici : dans la première, Hervé, la cinquantaine, se rappelle et raconte ; dans la deuxième, il se glisse (mais est-ce encore lui ?) dans la peau et la tête des différents acteurs du drame Malik Oussekine, distendant sur une cinquantaine de pages le quart d’heure de l’événement (« Entre le point d’origine et le point d’arrivée se trouvent nichés les soubresauts de l’Histoire, les mots que personne n’a entendus… »). La troisième partie revient à Hervé jeune pour la fin du mouvement, puis actuel et adulte pour un finale en forme d’élargissement méditatif (« Malik Oussekine m’entraîne au Palais des sports, au stade Pierre-de-Coubertin, au Parc des expositions, où étaient parqués les Algériens appréhendés, certains morts, certains qui allaient l’être, certains torturés »).
C’est cette troisième partie qu’on n’aurait pas eu complètement tort de redouter, avouons-le. L’indignation et l’empathie sont souvent justifiées et même obligatoires, mais rarement bonnes conseillères en littérature sauf à tomber dans le pathos et un brin de grandiloquence : il y a des choses qu’on n’écrit pas sans précautions dans un roman.
« Que ça aille plus vite… »
Le roman, il faut le chercher dans la première partie, moins ambitieuse et plus classique, serait-on tenté de croire d’abord, à tort. Car des récits d’éducation, Dieu sait s’il y en eut beaucoup, mais qui, en fin de compte, a su marier l’évocation de la jeunesse à celle des luttes étudiantes auxquelles, pour tous ceux d’entre nous nés, disons, avant 1970, elle est indéfectiblement associée ? L’auteur de Rue Monsieur-le-Prince, en se coulant dans les creux de l’événement, en fouillant et développant les sensations passagères ou tues sur le moment, parvient à restituer avec une exceptionnelle intensité l’atmosphère de ces journées où « les corps se serrent les uns contre les autres, se gênent, et les convenances tombent par la force des choses » ; où on se sent « comme aspiré par un phénomène qu’[on] ne s’expliqu[e] pas, quelque chose d’exclusif à côté de quoi tout (…) sembl[e] bien fade ».
« Je voulais que ça aille plus vite, être déjà au lendemain », note son narrateur. Et sa longue phrase haletante dit parfaitement cette course après le temps, à venir ou perdu, qui est peut-être l’essence même de la jeunesse. De quoi nous faire espérer sans faiblir le troisième roman de Didier Castino.
P. A.