Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
À l’heure où j’écrivais cet article, le nouveau livre de Gilles Sebhan était sur la première sélection du Renaudot « essais ». À présent le voilà sur la sélection « essais » du Médicis. C’est donc un essai, pas de doute. Mais qu’est-ce qu’un essai ? Ce genre aux contours incertains, ondoyant entre autobiographie, réflexion personnelle et théorie pure, est aussi souple que le roman, autour duquel l’auteur de Fête des pères (Denoël, 2009) et de Salamandre (Le Dilettante, 2013) rôde en se gardant bien d’y entrer pour de bon. Et si l’essai se fait biographique, rien de vraiment étonnant à ce qu’il tente un écrivain que le récit des vies fascine, qu’il s’agisse de la sienne ou de celle des autres (cf Mandelbaum ou le rêve d'Auschwitz, Les Impressions Nouvelles, 2014).
Que de romans dans cet essai…
Mais enfin ce ne serait pas un livre de Gilles Sebhan si c’était un essai biographique comme un autre. Drôle d’objet. Sur une couverture un brin kitsch, dans des bleus de hammam, un portrait de Duvert au regard étonnamment intense dont l’auteur n’est autre, si j’ose dire, que l’auteur. À l’intérieur, tout ce qu’il faut au lecteur sérieux : gros livre dense, cahier photos, résumé biographique, deux contes de Duvert en prime. Cependant dans les titres des courts chapitres, en forme de litanie, on retrouve bien Gilles Sebhan. Et puis que de romans dans cet essai, que de vies venues frôler cette vie dont le final lui-même, réclusion dans une maison de village et mort solitaire, évoque, entre grotesque et tragique, Huysmans associé à Thomas Bernhard…
« Après la sortie de mon livre, beaucoup de gens ont commencé à se manifester », écrit Sebhan. Et d’évoquer ces « missives de solitaires qui peuplaient la campagne française et qui [le] prenaient tout à coup pour confesseur et pour confident, parce qu’il leur semblait avoir une vie semblable à celle de Duvert — une vie de paria ». Car il y a eu, faut-il le rappeler, un premier livre. Et que Retour à Duvert paraisse cinq ans après Tony Duvert, l’enfant silencieux (Denoël, 2010) n’est pas la moindre étrangeté de l’entreprise. Pourquoi un « retour » ? Parce que le premier ouvrage a spectaculairement ouvert la boîte aux souvenirs : après sa parution, les nouveaux témoignages et les nouveaux documents, photos et surtout lettres, ont afflué. Devant ces morceaux d’existence arrachés au silence, Gilles Sebhan, qui se mettait en scène dans L’Enfant silencieux, s’efface. Si dans tous ses livres il parle toujours de lui comme je l’affirmais récemment sur ce blog, il faudra, pour ce livre-ci, chercher au-delà de ce qui fait l’objet apparent du récit le point qui le relie à son auteur.
Qu’est-ce qui se cache derrière les mots ?
Donc, une biographie de Duvert. Une vie serrée au plus près, un portrait en gros plan qui restitue les contradictions du personnage, misanthrope violent à l’occasion mais « aimant bien recevoir » et se montrant parfois plein de « douceur et gentillesse » ; les erreurs et certaines prudences du premier opus sont rectifiées ; enfin, et surtout, les citations abondent, qui nous font découvrir le « dernier Duvert », cet extraordinaire épistolier dont les lettres font dire à son biographe, à propos de « cette écriture-là, qui s’adresse intimement à un autre qui serait soi-même, dans le secret et le silence » : « Peu d’œuvres ont cette exigence et cette radicalité ».
Radicalité, solitude : les deux mots s’imposent à propos de celui que Gilles Sebhan compare à Diogène. Mais c’est aussi l’auteur de l’essai lui-même qui, sa « lampe torche de biographe en main », endosse le costume du philosophe cynique cherchant en plein jour, une lanterne au poing, « un homme ». Que cherche à cerner Gilles Sebhan dans l’existence de Duvert ? Quelle vérité s’y dérobe, comme dans celle de Mandelbaum et comme dans tous les livres d’un auteur qui paraît poursuivre d’ouvrage en ouvrage la même quête ? La vérité, d’abord, d’une sexualité qui chez Duvert est le thème central de l’œuvre. Pédophile, dit-on. Mais qu’est-ce qui se cache derrière les mots ? Plutôt que de contourner le problème ou de l’édulcorer, Sebhan le donne à voir, autant qu’il est possible, dans toute sa complexité. Rappelant le propos fondamentalement politique de celui qui, tout en refusant de se reconnaître dans une « communauté pédophile » qui se dessinait de son temps, « imaginait l’amour des enfants (…) comme une remise en cause de la société et de ses fonctionnements » et gardait la nostalgie de « ce jardin d’Eden d’où l’homme-enfant est ensuite constamment exclu ». « La sexualité n’[y] serait venue que comme un couronnement ou un serment de gosses, comme on mêle son sang dans les camps scouts des dessins de Joubert ».
Condamné au silence
Cependant Duvert n’est pas seulement un de ces solitaires qui hantent donc, paraît-il, les campagnes françaises, en proie, comme lui-même le dit, à « une fièvre de prédateur » inavouable. Chez lui, le désir se noue intimement à l’écriture. C’est ce point de jonction, bien sûr, que Sebhan poursuit, lui qui en a fait le cœur et l’impossible objet de toute son œuvre. Il met au centre de son livre, en toutes lettres, l’écriture de Duvert, cette écriture du refus, tout entière vécue et élaborée, en raison même des choix sexuels où elle s’origine, dans l’affirmation d’une liberté impossible. Par là même il donne clairement à voir les raisons du silence auquel la société a fini par condamner l’auteur de Quand mourut Jonathan. Et renouvelle à sa manière l’exigence qui a guidé, pour le pire et le meilleur, sa vie. Essai ou pas essai, c’est bien un livre de Gilles Sebhan.
P. A.
Retour à Duvert sera en librairie le 14 octobre. L'illustration de cet article montre un détail d'un portrait de Duvert par Gilles Sebhan, reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.