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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Portraits et pères : Chantal Thomas et V. S. Naipaul

photo Pierre AhnneDe sable et de neige, Chantal Thomas (Mercure de France)

 

Il y a plusieurs livres, dans ce texte, de ce fait, inclassable, que l’auteure des Adieux à la reine publie dans la collection « Traits et portraits », agrémenté de reproductions et de photos, familiales ou dues, notamment, à Allen S. Weiss.

 

Il y a le récit d’une enfance, bien sûr : les jeux sur la plage, l’école, l’entrée dans l’adolescence et, alors, d’autres jeux, dans les bunkers abandonnés de la côte atlantique. Un art consommé de la notation comme de la scène donne une vigueur et une luminosité nouvelles à ces motifs pourtant connus.

 

Il y a une histoire d’amour : « Regarder mon père de dos, tête nue et en short, tandis que le bateau saute sur les vagues, que des embruns m’humectent le visage, que le vent défait mon foulard, affole mes cheveux et colle mon T-shirt contre ma peau, me propulse très haut sur l’échelle du bonheur ». Ainsi parle la narratrice, lâchant le mot clé d’un ouvrage dont l’originalité est aussi là : la disparition prématurée d’un géniteur adoré sera la seule note tragique dans le tableau d’un âge heureux. Pas de souvenirs traumatisants ni d’expérience précoce du sexisme, le croira-t-on.

 

Un hymne au monde. Et au premier moyen d’y accéder : les perceptions. « Le seul fait d’ouvrir » les coffrets de crayons Caran d’Ache « et de contempler la rangée de crayons en ordre selon les subtiles nuances de bleu, de vert, de jaune, de rouge… » plonge l’enfant « dans la béatitude ». Mais on n’est pas seulement dans un récit d’enfance. La construction chronologique s’accompagne d’un habile glissement de lieu en lieu — d’Arcachon et de son bassin à la haute montagne puis au Japon, patrie mentale, où la sensation, portée au rang d’art à part entière, s’associe au culte des saisons, hiver inclus. Chaque lieu est lié à ses expériences sensorielles propres. Et c’est aussi, on l’aura deviné, à une réflexion fascinée sur les choses que se livre celle qui avoue appartenir « à l’âge de la cueillette » (« Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade ») : pommes de pin, coquillages, feuilles mortes (toujours la couleur) ont ici le statut de quasi-personnages.

 

Au-delà, cependant, c’est l’amour et la célébration des pures matières qui structurent en profondeur ce texte sobrement et élégamment poétique. À commencer par les matières que le titre annonce : partant du sable originel, en passant par l’étrange expérience du ski sur « grépins » (sur aiguilles de pin, dans les dunes) on glisse, c’est décidément le mot, à la neige. Les substances favorites de Chantal Thomas ou de son double littéraire, ce sont celles dans lesquelles on se plonge et qu’on épouse de tout son corps. Dans l’enthousiasme d’être là.

 

 

Étrange est le chagrin, V. S. Naipaul, traduit de l’anglais par Béatrice Vierne (Herodios)photo Pierre Ahnne

 

Il est aussi question de la mort d’un père, dans le court récit que V. S. Naipaul rédigea quelques mois avant sa propre mort, en 2018. Le texte, probablement le dernier dû à la plume du romancier mondialement connu, est paru en 2020 dans le New Yorker. Les éditions Herodios le publient aujourd’hui en français, suivi de quelques pages consacrées par Paul Theroux à son amitié avec le Prix Nobel de littérature 2001.

 

Grief, dit le titre anglais. Étrange est le chagrin, précise la version française. Étrange est surtout la manière dont l’écrivain natif de Trinidad, tout en abordant frontalement et apparemment sans ruses son sujet, semble parler en permanence d’un peu autre chose que ce qu’il en dit… Le chagrin, il l’a éprouvé trois fois. La première, lorsque, encore étudiant à Oxford, il apprend la mort de son père, resté au pays : « Le temps d’arriver à Londres, le chagrin — un sentiment qui, ô prodige, m’était encore inconnu à l’âge de vingt-et-un ans — avait pris possession de moi ». Mais, rapidement, le récit dévie en direction d’un vase, ultime cadeau du défunt ­— « J’ai conservé ce vase des années durant. Je le dessinais souvent et tentais parfois (…) de l’interpréter à l’aquarelle ».

 

« Nous n’en avons jamais fini avec le chagrin ». La mort de son plus jeune frère fera renaître l’émotion éprouvée par l’écrivain des années plus tôt. À propos de cette mort, celui-ci évoque cependant surtout le déroulement des obsèques et le récit fait par le disparu, dans un de ses propres livres, de celles de leur père commun.

 

Puis, après ce qui, du coup, apparaît comme une manière d’introduction, vient, si l’on en juge au nombre des pages, l’essentiel : la vie du chat Augustus, sa mort, le chagrin éprouvé par Naipaul alors lui-même proche du trépas.

 

On serait tenté de voir dans ce troublant dispositif une brève et virtuose variation sur la métonymie, cet art de l’à-côté. Le sentiment de perte éprouvé à la mort du chat désignerait allusivement la peine ressentie à la mort des hommes, celle du frère renvoyant sans doute profondément à celle du père. Et tous ces détours contourneraient et indiqueraient, comme un centre invisible, la disparition prochaine de l’auteur lui-même.

 

Mais peut-être est-ce en fait toujours du même chagrin qu’il s’agit. Peut-être cet état (est-ce bien un sentiment ?) constitue-t-il un fond homogène et permanent, surgi à l’occasion de brèves déchirures — l’arrière-plan, la plupart du temps voilé, de la vie humaine.

 

Pensée vertigineuse, admirablement tue. Car tout l’art de ce petit texte énigmatique réside dans les multiples portes qu’il se contente, en quelques pages, d’entrouvrir, à la veille du plus grand des départs.

 

P. A.

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