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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Peur, Dirk Kurbjuweit, traduit de l’allemand par Denis Michelis (Delcourt)

www.opisybroni.republika.plDelcourt, qui fut longtemps une maison consacrée à la bande dessinée, fait peau neuve et s’adjoint une collection de littérature. Il y a, semble-t-il, tout lieu de s’en réjouir, si on en juge à ce deuxième titre paru. Dans le roman de Dirk Kurbjuweit, qui est rédacteur en chef adjoint au Spiegel, toutes les conditions du thriller sont réunies. Randolph et Rebecca sont un couple berlinois aisé. Elle a cessé pour l’instant de travailler, il est architecte. Deux enfants, un agréable rez-de-jardin. Tout irait bien si Dieter Tiberius ne demeurait pas au sous-sol. Dieter Tiberius a « une grosse tête, un front haut et sa coiffure ressembl[e] un peu à celle d’Elvis Presley ». Il se sert chez « Penny » et non dans « un des supermarchés bio » du quartier. « D’un côté l’architecte aisé et bourgeois, marié avec une belle femme, deux enfants, de l’autre, un enfant de la DDASS, seul et sans-emploi, bénéficiant du Hartz-IV, le minimum social ». Lequel commence par adresser des poèmes à Rebecca, puis se met à harceler le couple en prétendant, de façon répétée, qu’il abuse de ses enfants. Plaintes. Visites de la police. Avocats. Comment tout cela va-t-il finir ?

 

Expulsons le sous-homme

 

On le sait depuis le début : le père de Randolph, homme taciturne et collectionneur obsédé d’armes à feu, tuera Tiberius et se retrouvera en prison, où le roman commence, lors d’une visite. Pas de suspense, donc. Ni de rebondissements. Sauf un, et quel rebondissement. Mais il se produit tout à la fin de ce long roman, à la lecture duquel on s’aperçoit vite qu’il faut renoncer à l’hypothèse policière.

 

Nous y suivons la lente et minutieuse reconstitution de tout ce qui a conduit au meurtre. C’est Randolph qui écrit. Pour qui ? Pour Rebecca, qui « ne possède pas encore tous les éléments » ? Pour son père, à qui il n’a jamais beaucoup parlé avant le drame ? Pour son jeune frère, qui le méprise de ne pas avoir réglé son problème tout seul ? Ou pour se persuader lui-même de son bon droit, à moins que ce ne soit de ses torts ?... Tout est là.

 

Je proteste assez souvent contre les épaisseurs inutiles pour ne pas le souligner quand j’en rencontre un : certains livres ont besoin du volume et de la lenteur. C’est à un processus complexe que nous assistons ici. D’abord, la culpabilisation (comment prononcer cette phrase : Je n’abuse pas de mes enfants ?). Puis, une manière de « possession » : « Je devais me battre contre moi-même, contre des pensées et des images qui me hantaient ». Suivent en effet des idées plutôt inhabituelles chez un membre éclairé des classes supérieures : « Si tout cela était arrivé à Singapour, ils en auraient fini depuis longtemps avec Dieter Tiberius » ; « L’État ne protégeait pas ma famille, moi seul étais en mesure de le faire » ; « Si quelqu’un doit partir, alors c’est notre sous-homme » (c’est-à-dire, bien sûr : « l’homme vivant au-dessous de chez nous »). Pourtant, nos héros refusent avec indignation de faire usage de la violence. En quoi ils ont tort : « quelques coups de poing auraient peut-être suffi » à chasser Tiberius, lequel, par conséquent, « serait encore en vie ». Mais Randolph préfère recourir à « une stratégie » tissée « dans les tréfonds de [son] subconscient », faite de récits accablés à sa mère, qui les répétera fatalement à son père, ou de silences (« comme notre famille sait si bien faire »). Tout cela conduisant à l’issue que l’on sait. Bilan : « Notre couple est resté soudé, on peut au moins remercier Tiberius de nous avoir remis en selle ».

 

Allemagne, mère blafarde

 

On voit quelles régions explore le roman de Dirk Kurbjuweit, inspiré, paraît-il, de sa propre histoire. Exposées (mais le sont-elles toutes ?), les hypocrisies du bourgeois progressiste deviennent des contradictions, dont le détail suffirait déjà à installer le lecteur moyen dans un salutaire inconfort. Mais l’auteur allemand va plus loin qu’une réflexion purement morale sur le thème : courage et lâcheté. Ce qu’il esquisse, c’est une interrogation qui porte sur la démocratie et son fonctionnement, les rapports entre principes et faits, droit et violence.

 

Et, en élargissant encore le point de vue, c’est toute l’histoire de l’Allemagne, de l’après-guerre à l’époque actuelle, qui se déplie. Images d’une enfance sous Adenauer, dominée par un père que les bombardements vécus dans sa propre enfance ont traumatisé et qui ne sort jamais sans un holster bien garni. Souvenirs de la guerre froide, et de l’époque où « Berlin grouillait d’agents [secrets] ». Crainte de la guerre nucléaire, qui fera du fils un pacifiste pendant la crise des euromissiles, en octobre 1981.

 

« J’ai toujours voulu fuir », reconnaît le héros-narrateur. Et son histoire, comme celle de sa famille, est celle des démons engendrés par la peur, sous toutes ses formes. Mais ces peurs ne sont pas seulement celles d’un pays et d’une ville longtemps placés « au cœur d’une lutte entre deux systèmes, entre le bien et le mal ». Ce sont aussi les nôtres. Et l’écrivain allemand a inventé une manière assez diaboliquement habile de nous installer face à elles.

 

P. A.

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