Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On ne saurait parler de tout. D’ailleurs, tout vaut-il qu’on en parle. Dans la vie mouvementée du blogueur solitaire, il y a plusieurs sortes de livres : ceux qu’on choisit et ceux qui vous sont envoyés, ceux qu’on lit, ceux que l’on parcourt, ceux où l’on préfère ne pas s’aventurer ; ceux auxquels on a envie de consacrer un article, serait-ce pour en dire du mal ; et ceux sur lesquels on passera plus vite même si on n’aurait au fond que du bien à en dire. Quelques exemples avant une courte pause, en cette copieuse rentrée…
Highland Fling, Nancy Mitford, traduit de l’anglais par Charlotte Motley
(10-18)
Paru en 1931, c’est le premier roman dû à l’auteure de L’Amour dans un climat froid. Des jeunes gens bohèmes et des aristocrates pétris de traditions se retrouvent, le temps d’une longue partie de chasse, à vivre côte à côte dans un grand domaine écossais. Dépourvu de toute profondeur et, en partie pour cette raison, drôle, léger, plein de charme. La typique lecture de plaisir.
M pour Mabel, Helen Macdonald, traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru (Fleuve éditions)
L’éditeur a fait grand battage autour de ce pavé, lequel nous conte l’histoire d’une dame qui ne parvient à surmonter le grand chagrin causé par la mort de son père qu’en élevant un autour. Ça ne donne pas très envie… Mais puisqu’on nous assure que c’est « philosophique, épique, initiatique, symphonique », lançons-nous quand même. Comme on se lance dans les eaux peu hospitalières des mers britanniques, s’entend : autrement dit, pour en ressortir aussitôt. Quelques pages après un début écrit dans le style d’un roman pour adolescents, la première longue dissertation, au présent dit de généralité, sur la différence entre autours et éperviers a eu raison de moi. Peut-être ai-je eu tort de ne pas persévérer. Madame Macdonald, paraît-il, est écrivaine, poète, illustratrice et historienne. C’est beaucoup.
Voici venir les rêveurs, Imbolo Mbue, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)
Plutôt une bonne surprise, en revanche, que ce roman d’une jeune écrivaine camerounaise de langue anglaise, immigrée aux Etats-Unis, pour lequel plusieurs éditeurs américains ont renchéri et qui paraît simultanément outre-Atlantique et en France. On y conte l’histoire de Jende et de sa femme Neni, partis eux aussi du Cameroun, dans l’espoir de s’installer définitivement à New York. Il devient le chauffeur d’un ponte de Wall Street. Elle va être employée par la femme du même et s’occuper de ses enfants. Des rapports privilégiés semblent se nouer entre ces riches Blancs et ces Noirs pauvres, mais sont-ils si privilégiés que ça, et survivront-ils à la faillite de Lehman Brothers et à la crise qui s’ensuit ? La réponse, pour une fois, n’est pas si simple… Entre les cultures, les appartenances ethniques et, surtout, les classes, le roman trace un cheminement très sûr et assez original. Et la langue, qui mêle l’anglais, le pidgin, les tournures caractéristiques, n’est pas loin de tenir le rôle principal dans cette affaire.
Évidemment, on aura intérêt, comme souvent, à sauter environ un paragraphe sur deux, ce qui sera possible sans grandes difficultés, tout étant répété et prodigieusement distendu afin d’arriver aux quatre cents pages réglementaires…
Tanguer, Catherine Malard (Éditions du Petit Pavé)
Il ne faut pas négliger les « petits » éditeurs, même quand ils sont, circonstance aggravante, « de province »… Au Petit Pavé, maison angevine, Catherine Malard publie un court roman qui ne déshonorerait pas des couvertures plus flatteuses. Non que cette histoire de couple battant de l’aile (le mari adore les oiseaux) soit d’une bouleversante originalité. L’éditeur aurait aussi intérêt à s’offrir les services d’un correcteur qui rectifierait peut-être les errances d’une langue parfois incertaine. Mais la construction, en mosaïque de points de vue flirtant avec le monologue intérieur, la concentration sur le récit d’un repas du dimanche et la surprise finale ne manquent pas d’astuce. Et puis il y a bien une écriture, sans mièvrerie, drue, parfois drôle. Beaucoup ne peuvent pas en dire autant.
Journal particulier 1936, Paul Léautaud (Mercure de France)
Après Gourmont, qui fut l’un des fondateurs du Mercure, Léautaud, qui en fut l’âme pendant quarante-cinq ans et y fit éditer, entre autres, Apollinaire… La maison a déjà sur son catalogue les quatre tomes du fameux Journal littéraire et les deux premiers volumes (1933, 1935) de ce Journal particulier dans lequel l’auteur du Petit Ami narre en parallèle ses amours avec sa maîtresse de l’époque, Marie Dormoy. Femme de lettres, femme libre (elle conduisait elle-même, dans les années 1930, son automobile dans les rues de Paris), celle-ci convaincra Léautaud de déposer le manuscrit du Journal littéraire à la Bibliothèque Jacques Doucet, où elle était directrice du fonds.
Même si les noms célèbres font partie du quotidien chez ces gens-là, ce n’est pas ici le Léautaud « littéraire » mais celui que sa misogynie (laquelle allait de pair avec des opinions franchement réactionnaires et antisémites) n’empêche pas d’être très amoureux de cette créature qui pourtant « n’a de bien que les seins ». La passion charnelle qui s’exprimait crûment dans les deux tomes précédents est un peu passée, malgré d’ « agréables séances » et autres « moments de plaisir parfait ». Dans l’ensemble, c’est plutôt le temps des orages. La jalousie obsessionnelle de Léautaud s’exprime avec une fascinante minutie dans ces pages d’une entière liberté de ton. L’angoisse de l’âge est là aussi : il a soixante-quatre ans. Elle, cinquante. Mais : « elle n’est pas si éteinte qu’elle le dit. Hier, elle a pris son plaisir deux fois de suite, la seconde plus vive que la première, comme je l’ai noté, et aussitôt à genoux sur le lit (…) et là encore, grands soupirs de satisfaction. Des "Je vais jouir" répétés. Donc… tous les soupçons restent possibles ».
P. A.
Illustration pour Journal particulier 1936, Étude de fesses, par Vallotton