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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Nein, nein, nein ! Jerry Stahl, traduit de l’anglais par Morgane Saysana (Rivages)

www.nouvelobs.comAu début, on se dit qu’on n’ira pas jusqu’au bout. Et ce n’est pas  tant en raison du sujet (« Il s’agirait de chroniquer un séjour en Pologne, en Allemagne de l’Est et au cœur de la Seconde Guerre mondiale – en gros, deux semaines de vacances itinérantes » d’un camp nazi à l’autre), que du ton : « Je m’étais peut-être envoyé de l’héro mexicaine acheminée (…) dans les cavités anales de mules audacieuses, mais pas question que je mâchonne un bâtonnet de céleri non bio » ; « Heinrich Himmler (…), en bon pervers pépère, aimait se rincer l’œil devant des plans à trois façon Mister Freeze, le glaçon friandise »… Et puis, au bout d’un moment, on se rend compte que ce qui apparaissait comme une volonté pesante d’être toujours drôle contribue en fait au climat général d’excès qui imprègne le livre et fait sa force.

 

Héro, vieux crouton et voyage organisé

 

N'empêche qu’il faut avoir le cœur bien accroché. Qui s’en étonnerait ? Rappelons la jeunesse mouvementée de l’auteur, l’addiction aux drogues dont il a fait le sujet de son texte le plus célèbre, Mémoire des ténèbres (1), sa collaboration au magazine porno Hustler, son travail de scénariste pour, entre autres, la série Twin Peaks… Le mauvais goût est ici une sorte de principe. Et il faut aussi passer sur les incessantes références cinématographiques ou télévisuelles (américaines), les approximations historiques, les préjugés de toutes sortes – anti-Allemands, anti-protestants, anti-Français… Comme il faut s’accommoder des étranges errances d’une traduction pleine d’énergie, mais dont l’auteure ignore le sens de certains mots compliqués comme blasé, attester ou sordide.

 

Il faut, avant tout, se pénétrer du fait qu’on n’est pas dans un ouvrage sur la Shoah ou le nazisme. Stahl pratique une manière de gonzo-journalisme, cette forme de reportage où celui qui écrit se montre personnellement en train de vivre ce dont il parle et de l’écrire (2). Aussi nous entretient-il autant de lui que des camps qu’il visite. On saura tout de sa situation au moment du voyage (« Mariage en miettes, carrière en vrac, santé (mentale et physique, merci de demander) douteuse ») et de ses activités complémentaires : « En parallèle avec mes pérégrinations entre Auschwitz et Dachau, je m’échinerais à mettre en forme une série télévisée articulée autour d’un mariage super poilant (le mien) entre un vieux crouton et une jeunette ». Ses souvenirs personnels se mêlent au récit de ses pérégrinations en bus avec un groupe de, comment dire autrement, touristes, au milieu desquels sa qualité d’unique ancien héroïnomane juif obsédé par sa détestation de Trump nourrit en lui une paranoïa déjà solidement constituée. Avec portraits, souvent drolatiques et plus fins qu’on ne pourrait croire, de personnages, et tableaux de groupes – telle une description hallucinante des visiteurs s’empiffrant au snack-bar d’Auschwitz.

 

L’abîme et nous

 

Cependant, le mode d’écriture ne relève pas seulement ici de l’attachement à une tradition très américaine, ni d’un narcissisme au demeurant franchement avoué. Il se révèle, au cours de la lecture, particulièrement adapté à ce qui n’est, encore une fois, pas un livre sur…, mais un livre sur le rapport à… Son rapport, notre rapport aux atrocités du nazisme. Il le dit : « J’ai juste essayé de me concentrer sur l’aspect : "Alors, ça fait quoi ?" de la chose ».

 

« Ça fait quoi » de se trouver dans ce qui fut une chambre à gaz, ou de contempler l’alignement des fours ? Le vrai sujet de ce livre sous-titré La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, c’est un enchevêtrement de réactions auxquelles nul n’échappe, et où le sentiment d’horreur, bien sûr, se mêle à la fascination névrotique ainsi qu’à l’attrait mystérieux de l’obscène. « Suis-je », demande celui que ses compagnons de voyage appellent « Gerald », « le seul être humain qui, en présence de l’indicible, décèle en lui-même un puits d’indicible encore plus abyssal ? » La réponse est non, bien entendu. Et notre auteur n’en finit pas de creuser cette question : comment se tenir en face de cela ? Son narrateur essaie alternativement toutes les postures possibles : humour énorme, culpabilité, indignation… sans trouver la bonne, forcément, et nous installant avec lui dans un inconfort fondamental. « Passé un certain stade, au pays de l’Holocauste, la réflexion vire à la paralysie, et l’on finit dans une impasse, (…) les yeux plantés dans l’abîme jusqu’à ce que l’abîme nous fixe à son tour, comme le veut l’adage ». Le récit de Jerry Stahl nous entraîne, insensiblement, dans la spirale qu’il dessine autour de ce centre : non l’abîme, mais notre regard sur lui. Ce qui, peut-être, revient au même.

 

P. A.

 

(1) 13e note, 2010

(2) Voir ici

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