Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Vous allez dire que je suis de parti pris. Oui, l’éditeur est celui-là même qui vient de publier mon roman Faust à la plage (1). Oui, dans la même collection… Vous voilà prévenus. J’ai joué, comme on dit, cartes sur table. Du coup, rien ne m’interdit plus de dire que je retrouve, à lire cette nouvelle version d’un texte déjà paru en 2010 (2), l’étonnement et la fascination qu’avait éveillés en moi à la rentrée 2021 la lecture d’Okoalu (3).
Avatars et fées
Ce livre-ci va encore plus loin dans la déconstruction systématique du récit traditionnel, s’il faut entendre par là une certaine linéarité, un souci d’efficacité dramatique tendant à privilégier l’intrigue, un fond de réalisme social et historique. Ici pas de perspective pour mettre en évidence des lignes narratives plus importantes que d’autres. Tout est sur le même plan, et on lit d’abord ce roman comme on feuilletterait un fabuleux livre d’images, plein de lumières hivernales, d’objets, de paysages où l’eau et de multiples variétés de froid dominent.
Les personnages eux-mêmes, dépeints dans toute leur singularité mais non sans humour, ne sont pas traités autrement que les lieux et les choses. Ils surgissent l’un après l’autre, innombrables et tous différents. Leurs destins suivent leurs cours, s’entrecroisant autour d’un double centre qui les voit souvent se rassembler : l’appartement de l’un d’entre eux, Melchior (lequel disparaîtra dans un accident d’avion advenu quelque part du côté d’une île de l’archipel de Lau, dans les Fidji, « si petite qu’elle ne figure pas sur toutes les cartes », et où l’on reconnaît sans peine l’Okoalu du livre précédent) ; une revue savante, Ethnologie, à laquelle la plupart d’entre eux collaborent – car les personnages de Véronique Sales sont souvent des espèces de savants et, plus précisément, d’ethnologues un peu fous. On suit quand même en particulier deux de ces curieux héros. Le premier est Pavel. Il a grandi dans un domaine russe comme hors du temps, a séjourné longtemps chez des peuples de Sibérie ou d’autres contrées où l’on pratique le chamanisme, sait lui-même être « un avatar, au sens propre » et avoir vécu successivement en tant qu’homme, que poisson, voire que « cervidé céleste ». Il dialogue volontiers avec les apparitions et les esprits, en particulier celui de son jeune frère Platon, enlevé jadis par les fées. Le second personnage plus saillant s’appelle André, il écrit des livres ; il est peut-être en train d’écrire « un livre dont Pavel serait le héros », ce Livre de Pacha évoqué par le titre.
La phrase et le monde
Pavel ou Pacha perdra la vue. Puis la recouvrera, grâce à « un miracle », après avoir poursuivi et finalement rencontré une étrange figure féminine (« Elle lui était apparue en pleine lumière (…), un instant très jeune, soudain plus vieille, assagie et frileuse, et plus vieille encore, transparente comme du verre, et puis jeune à nouveau… »). Comment ne pas voir dans ce dénouement l’allégorie d’un état de l’être où obscurité et lumière, passé et présent, mort et renaissance fusionnent, où les ruptures de toutes sortes ne vont jamais sans une invisible continuité ? De même, les livres d’André célèbrent des « moments épars » (« un contentement sonore, le vent qui vient de la mer, le crépuscule »), mais il y a aussi en eux « quelque chose de plus sourd (…), le monde souterrain de l’enfance (…), la matière en décomposition des rêves ». Partout, un fond mystérieux lie ce qui semblait d’abord disjoint.
Il ne faut donc pas chercher l’unité dans une identité des individus ou dans le déroulement de leur vie, pas plus que, au niveau du roman qui les met en scène, dans la fiction proprement dite ou la narration qui nous en est faite. Un arrière-plan permanent unit les éléments de la nature, les choses et les hommes, les hommes et les esprits, tous pris dans une forme de présence, et quelque chose, dans le récit, porte, à travers la succession des événements évoqués, cette continuité fondamentale : c'est la phrase. Non pas dans son propos mais en tant que telle. Comme dans Okoalu, le style ici nous parle et dit l’essentiel. Les phrases du Livre de Pacha sont à l’image de la phrase d’André, de « ses sinuosités, ses dissonances, ses innombrables répercussions », « étirée, travaillée, polie ». Cette phrase est bien celle de Véronique Sales, avec sa syntaxe impeccable, sa longueur, ses volutes et ses parenthèses, toujours habitée, dirait-on, par une volonté de tout saisir, de tout embrasser dans un seul flux musical et poétique : au-delà des destins personnels, le murmure inlassable du monde.
P. A.
(2) Aux éditions Revif
(3) Voir ici