Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Au moment d’entrer dans ce roman déconcertant, il faut d’abord se détourner des « fausses pistes ». À commencer par celles dont le récit, à en croire la quatrième de couverture, serait semé, en même temps que de « chausse-trapes » : la temporalité, certes bousculée, reste rigoureuse, et on repère vite la différence entre ce qu’il faut considérer comme réel et les fantasmes d’Andrea, la narratrice. Surtout quand, imaginant les ébats de Richard Wechsler avec elle-même ou d’autres femmes, cette documentariste termine ses évocations en disant « Coupe » ou, mieux encore : « Si je faisais un film, il ne devrait pas se terminer comme ça ».
Et ne nous attendons pas non plus à rencontrer, en la personne dudit Wechsler, le « grand écrivain » que nous promet le communiqué de presse. Nous ne saurons jamais ce que racontent exactement les romans de cet auteur qui aime rester en marge de la vie littéraire. Aucun jugement ne sera formulé sur son œuvre, et ceux qui portent sur sa personne resteront contradictoires. Tout ce que nous aurons de lui, ce seront des sentences dont on se dit que mon Dieu, pourquoi pas, mais qu’on pourrait aussi bien dire n’importe quoi d’autre (une œuvre « doit grandir et s’inscrire dans le monde comme un organisme » ; « Ce qui compte, c’est la présence »…).
Histoire d’un film
Andrea et son ami Tom, qu’elle va bientôt quitter, tournent un film sur Wechsler et ses livres. Première partie à Paris, où le romancier habite, ça marche plus ou moins. Deuxième partie dans son village natal, en Suisse germanophone, patrie de Peter Stamm. Là, Andrea fait la connaissance de Judith, pasteure (que le traducteur s’acharne, comme le font beaucoup de ses confrères français, à faire dire « la messe »), et maîtresse en secret de Wechsler, lequel est amoureux d’elle depuis leur jeunesse. « Est-ce là l’histoire de notre film ? »… L’écrivain ne rejoindra jamais au village l’équipe de tournage. Il les plante là, mettant ainsi fin au projet, et à la carrière d’Andrea, contrainte de trouver un autre travail.
Après quoi, il meurt. Judith, inconsolable, invite Andrea à aller séjourner quelque temps avec elle dans la maison que le défunt occupait à Sceaux et dont elle a toujours la clé. Plus tard, elle quitte son mari et vient se réfugier à Zurich chez la même Andrea. Toutes deux élaborent des projets d’avenir : l’une cessera d’être pasteure, l’autre se remettra à faire des films – et va peut-être aussi « écrire [son] autobiographie ».
Ce long résumé pour suggérer à quel point le livre est excentré, métonymique, toujours à côté de ce dont il est censé parler et dont il marque ainsi le caractère insaisissable. La mort de Wechsler est, de ce point de vue, emblématique, ultime dérobade de celui qui n’avançait qu’avec réticence dans le projet dont il était censé être le cœur. Restent de lui des lettres, que personne ne lira, et des choses (« La présence de Richard est partout, dans ses vêtements, ses livres, ses meubles… tout ce fatras qui s’est accumulé au cours d’une vie »).
Limbes
Emblématique aussi la séquence où l’écrivain, au téléphone avec Andrea, lui parle du mal qui va l’emporter. Elle l’écoute distraitement tout en gribouillant, dessine « des petits nuages » ou des yeux. « J’aime bien dessiner des yeux ». Là-dessus, longue évocation d’un souvenir de lycée… On glisse souvent, comme dans ce cas, en dehors de ce qui devrait constituer le sujet : anecdotes, descriptions de vidéos vues sur YouTube et récits d’aventures sexuelles viennent sans cesse ouvrir des chemins détournés.
… Lesquels ne sont cependant pas des « fausses pistes ». Car quel serait le vrai chemin ? Quel est au fond le sujet ? « Ce qui compte, c’est la présence », mais est-elle seulement possible ? « Il y a quelque chose de bleu en [Wechsler) », dit Andrea, et « c’est de ce bleu que viennent ses histoires ». Comment, cependant, « montrer ça » dans un film… ou le saisir dans les mots d’un livre ? La vérité des êtres se dérobe et se refuse, tout en se laissant entrevoir malgré tout par bribes incertaines. On n’est jamais ni dans le vrai ni dans le faux, ni dans « la présence » ni dans l’absence, on est dans les limbes d’un perpétuel entre-deux, baigné par la lumière incertaine de « l’heure bleue » marquant le passage du jour à la nuit. Des thèmes s’entrecroisent dans cette pénombre, des échos, des « histoires » possibles y naissent en effet. Les fantasmagories d’Andrea annoncent parfois ce qui, dans le roman, deviendra réalité. Nous assistons peut-être à la fabrique d’un roman en train de se faire, ou de cette « autobiographie » que projette la jeune femme à la dernière page.
Plantes en pot
Peut-être aussi, pourtant, tout cela est-il le purgatoire sans rémission d’une vie à laquelle rien ne vient donner sens. Après la mort de Wechsler, notre documentariste sans emploi ni sujet passe son temps en allées et venues, épisodes sexuels sans amour et longues errances sur Internet. « Il n’y a que mes plantes en pot qui m’attendent chez moi, mais elles ne donnent pas beaucoup d’affection », constate celle qui, plus loin, ajoute : « Je pourrais me faire faire un enfant. Mais par qui ? Et qu’est-ce que ça changerait ? »
Le roman est également le portrait de cette femme singulière, froide et égoïste mais portant une attention exacerbée aux autres, dont elle note le moindre geste et la moindre mimique. Sa méchanceté est si réjouissante qu’elle la rend forcément sympathique : « Je peux prendre les fleurs ? Merci. Bonne chance. Je jette les fleurs dans la première poubelle venue. Et si David les trouve ? Peu importe, au moins il ne sera pas étonné quand il recevra mon message WhatsApp »… Grâce à cette voix unique, l’étrange récit spectral de Peter Stamm est de bout en bout baigné aussi d’humour.
P. A.