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Torgny Lindgren (1938-2017) a toujours écrit des fables. Il en a occasionnellement emprunté la matière au récit biblique (Bethsabée, Actes Sud, 1986) ; mais il les a plus souvent élaborées lui-même, tirant sans doute son inspiration du folklore de sa région d’origine, la Botnie. Ainsi de La Lumière (Actes Sud, 1990), qui raconte la vie d’une communauté se nourrissant exclusivement de lapins ; ou de Miel de bourdon (Actes Sud, 1995), histoire de deux frères ennemis habitant deux maisons voisines, et ne consommant que des aliments salés pour l’un, sucrés pour l’autre…
Le dernier roman de l’écrivain, paru en Suède en 2014, s’inscrit dans la droite ligne de l’œuvre. Il y a des couleurs de farce médiévale dans cette biographie imaginaire d’un peintre supposé du XXe siècle. Son nom évoque Wagner et, au-delà, tout un monde de légendes germaniques et nordiques. Mais quand il ébauche la saga héroïque et burlesque de la lignée de paysans botniaques dont ce personnage est issu, l’auteur retrouve l’accent du fabliau. Et le grotesque est souvent là, dans la peinture d’un monde rural à la fois austère et truculent comme dans les invraisemblables recettes, culinaires ou autres, qui parsèment le livre : « huile de queue de renard », « pudding au sang accompagné de saindoux », « terrine de couenne ».
Cruches, verres et pots
Le héros lui-même, figure mécanique ramenée à quelques traits grossis, semble sorti d’une facétieuse historiette. Indifférent au monde environnant, un brin affabulateur, son art paraît l’expression d’une idée fixe : « Éclats de pot blanc et napperon en dentelle sur fond noir », « Sucrier blanc sur fond bleu de Prusse », « Cruche et vasque », « Pot de Höganäs avec verres et assiettes ». Ni fleurs, ni fruits, ni paysages. Les rares fois qu’il est tenté par le portrait, ses mains tremblent, il doit s’abstenir.
La vie de cet étrange artiste commence par une révélation. Envoyé dans la forêt « voir si les mûres polaires au bord du marécage fleurissaient comme il fallait », il y a trouvé un verre oublié là des décennies plus tôt par son arrière-grand-père sur une souche coupée en biais. L’objet, dans sa partie supérieure, s’est déformé pour tendre à la verticale. « Soudain, notre Klingsor comprit que la matière morte n’était pas morte. Et, à cet instant précis, il devint artiste ».
Après avoir suivi des cours par correspondance en dessinant tout ce que sa famille possédait en matière de verres, de cruches, de pichets et autres cocottes, il va compléter sa formation à Stockholm, à Darmstadt et enfin à Paris — où il erre « pour pouvoir se répéter inlassablement : tout ceci appartient au passé, je n’ai rien à apprendre ici ». De retour en Suède, il épouse son ex-professeure, elle-même peintre d’aquarelles, laquelle organise la seule et unique « grande exposition » de son œuvre, dans une école de village désaffectée. Veuf et retiré dans sa campagne originelle, il y cessera de peindre après une curieuse contre-révélation, qui fait pendant à celle du verre. Avant de mourir d’un coup de sang, comme tous les Klingsor.
Le boson de Klingsor
Allégorie malicieuse, mais de quoi ? À la vivacité colorée de la farce moyen-âgeuse, Torgny Lindgren, expert, comme son peintre, en recettes osées, ajoute un ingrédient plus moderne : l’indécidabilité. Est-il dérisoire ou non, ce (anti)héros de l’art ? L’œuvre est obscure et absurdement répétitive, « en tant qu’artiste, [Klingsor] n’a jamais évolué » (il est vrai que « aller de l’avant, c’[est] très surestimé »). L’homme, enfermé dans la conviction que « [sa] peinture est l’axe autour duquel tourne la création contemporaine », fait figure d’illuminé et de maniaque. Cependant sa manie tend vers une manière d’essentiel : saisir, rien de moins, les choses en soi. « La matière morte [est] vivante, (…) l’existence frénétique et furieuse de l’être humain, au fond, ne s’écart[e] que très peu de la vie lente et songeuse des autres choses du monde ». Rien d’animiste ou de mystique dans ce credo, qui voit « les choses mortes de l’intérieur », où les « particules », les « ondes », les « filaments », les « électrons » « s’uniss[ent] dans d’inconcevables rotations ». « Nous sommes persuadés que Klingsor fut le premier à découvrir l’existence du boson de Higgs, qui relie l’être au non-être. Il devrait s’appeler le boson de Klingsor ».
Celui qui parle, et qui, ce n’est pas un hasard, dit toujours nous, c’est le narrateur. Ayant visité, tout jeune, la fameuse « grande exposition », il a décidé aussitôt d’écrire un livre sur l’artiste. Mais, a-t-il tout de suite précisé, il lui faudrait d’abord « écrire plusieurs autres livres. Pour apprendre ». On l’avait déjà deviné : ce roman métaphysico-burlesque est un testament littéraire — et un autoportrait ironique et radical.
P. A.
Illustration : Giorgio Morandi, Nature morte, 1957