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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Auteurs méconnus : Madame de Gourgelas, le merveilleux mis à nu

http-_p1.storage.canalblog.comC’est le temps des fêtes, parlons prodiges et merveilles. Parlons contes merveilleux. Ceux d’Émilie de Gourgelas (1670-1731) sont moins connus, évidemment, que ceux de Perrault, dont elle fut la contemporaine. Elle est une conteuse parmi d’autres en ce passage du XVIIe au XVIIIe siècle qui vit le genre littéraire du conte de fées naître et fleurir dans les salons. Madame d’Aulnoy avait, comme chacun sait, lancé la mode, en insérant dans son Histoire d’Hypolite, comte de Duglas (1690), un récit merveilleux qui eut plus de succès que le reste du roman. D’autres suivirent aussitôt son exemple, telles mademoiselle Lhéritier, nièce de Perrault, ou Catherine Bernard, qui écrivit, comme lui, un Riquet à la houppe. Si on met à part l’auteur de Peau d’âne, le conte merveilleux est un genre féminin.

 

Madame de Gourgelas est moins connue que ses consœurs. Petite noblesse provinciale (du Berry) ; malheureuse en ménage mais, comme il arrivait souvent, rendue libre tôt par la mort de son époux. Elle vient à Paris, où elle mène l’existence de ces femmes de lettres que les Modernes soutenaient contre les Anciens dans la fameuse Querelle, laquelle faisait rage alors. Elle fréquente justement le salon de madame d’Aulnoy. Après avoir publié en 1701 un unique recueil d’Histoires prodigieuses (1), elle meurt complètement oubliée, et peut-être mise à l’écart, son époque ayant eu tendance, semble-t-il, à la considérer peu ou prou comme ce qu’on appelait alors « une extravagante ».

 

« Voilà bien des affaires… »

 

Il est vrai que si Breton la cite au passage dans son Anthologie de l’humour noir, ce n’est pas pour rien. Ce qui la distingue des autres auteurs de son temps, c’est un mélange de second degré et d’horreur qui fait d’elle, mutatis mutandis, une précurseure de Lautréamont et de Queneau égarée en cette fin du Grand Siècle.

 

Comme consciente de sa propre singularité, elle paraît à tout instant se moquer d’elle-même et ne prendre qu’à moitié au sérieux le genre qu’elle pratique. Ainsi, dans Le Vaillant Chevrier : « Vous me direz peut-être que voilà bien des affaires pour parler d’une princesse éprise d’un jeune paysan, chose assez rare dans la vie mais très commune dans les contes. Je vous répondrai que vous avez mille fois raison, et qu’en peignant si longuement le palais de cette princesse et la cabane de ce paysan, j’ai dit bien des mots inutiles ». Une situation dramatique se présente-t-elle, elle la neutralise aussitôt : « Vous supposerez » (elle interpelle le lecteur à tout bout de champ) « que cette belle dame qui semblait si honnête était en effet une magicienne, et des plus malintentionnées. Eh bien, c’était tout justement cela » (La Princesse enfuie).

 

Dévorations et caresses

 

Cette distance qu’elle prend et incite constamment à prendre avec le genre est peut-être en fait ce qui l’autorise à s’attarder avec une complaisance manifeste sur les détails les plus horribles : elle espère qu’on croira encore à de l’ironie. Mais son enthousiasme dans ces moments-là ne paraît pas feint. Certes, le conte merveilleux n’est jamais rose. Mais on sent chez madame de Gourgelas une vraie jubilation à accumuler les membres tranchés, les enfants cuits au four (et qui, histoire de rattraper le coup, renaissent in extremis quand on jette leurs os dans telle fontaine miraculeuse), les jeunes filles que leur marâtre « fouette tous les jours fort cruellement », les auberges tenues par des ogres toujours prêts à jouer du tranche-lard, les nœuds de serpents, les familles de crapauds qui tiennent des discours fleuris avant de sucer le sang de leurs victimes. Si elle souligne elle-même son goût excessif pour les détails dans un type de littérature censé aller sans détours à l’essentiel, c’est sans doute que cette hypertrophie des détails est là pour faire passer ceux qui lui importent surtout et auxquels elles revient toujours, avec une sorte de fascination : dans La Forêt périlleuse, trois jeunes filles sont, chacune à son tour, tuées, découpées et dévorées, à chaque fois avec quelques précisions supplémentaires.

 

Que ces meurtres et ces dévorations (commis, en l’occurrence, par un géant, « le plus velu et malodorant qu’on eût jamais vu ») soient la métaphore d’autre chose, c’est probable. « L’enchanteresse » de tout à l’heure fait « tant de caresses » à une princesse égarée que, même compte tenu du sens du mot caresse à l’époque classique, on se pose quelques questions. Et quant au fameux chevrier, il se trouve enfermé « dans une tour très haute » avec un jeune prince, son rival ; « Je ne sais ce qu’ils faisaient là tout le jour », commente l’inlassable narratrice, « et peut-être vaut-il autant ne le pas savoir ».

 

Un remède à Disney

 

Sont-ce ces détails-là, incongrus, surtout dans un conte, qui effrayèrent les gens de son époque, ou l’extrême bizarrerie que, mêlés à des facéties de salon et à des effusions sentimentales dignes de romans précieux, ils confèrent aux récits de madame de Gourgelas ? Le XVIIe, même finissant, n’aimait guère les excentriques. Ni les prophètes : car il y a déjà du Sade chez Émilie ; et elle annonce, bien avant Walpole, dont Le Château d’Otrante ne parut qu’en 1764, le roman gothique et le goût paradoxal du siècle des Lumières pour les lieux ténébreux et les aventures macabres.

 

On lui pardonna probablement d’autant moins tout cela qu’elle était femme, et pratiquait un genre ambigu, dont on ne sait trop s’il s’adressait aux enfants ou au public mondain et lettré — les uns pas plus que les autres n’étant les destinataires rêvés de ces histoires pleines d’oubliettes, de chairs trop fraîches et de symboles trop transparents. Elles semblent quelquefois devancer, par-delà le premier romantisme, la « psychanalyse » d’un genre dont leur auteure se plaît, dirait-on, à exhiber les dessous inavouables. Et le contraste entre ce plaisir un brin pervers et le ton primesautier qu’elle adopte, dans une langue encore classique, ajoute encore quelque chose au scandale. En faisant semblant de s’en moquer, madame de Gourgelas met à nu les ressorts les plus profonds d’un genre décidément très éloigné de la guimauve disneyenne. Dans les périodes d’attendrissement et de cheveux d’ange, sa lecture constitue un antidote salutaire.

 

P. A.

 

(1) Plusieurs récits tirés de cet ouvrage figuraient dans un gros volume intitulé Contes merveilleux du XVIIe siècle et publié en 1978 par Garnier-Flammarion. Introuvable aujourd’hui, sauf coup de chance.

 

Illustration : portrait présumé de madame de Gourgelas (artiste inconnu)

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E
Didons didons, que c'est bien écrit, et que ça donne envie ! 
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F
Merci infiniment, Pierre, de nous faire connaître pareil phénomène! Ton article est un régal...
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