Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On m’a récemment reproché de ne pas avoir compris « le drame humain » qui s'exprimait dans un roman de ce printemps à propos duquel je formulais quelques réserves (c'était La Brûlure suivi de Marie-Salope, de Gisèle Bienne, chez Actes Sud aussi). Et c'est vrai que le drame humain ne constitue pas à mes yeux une catégorie littéraire très pertinente. Pour ces drames, il y a les journaux, hélas, et l'Histoire. Ce qui m'intéresse dans la littérature, c'est ce qu'elle seule peut dire.
Du drame, il y en a, dans le roman de Caroline Lunoir : Au temps pour nous. Et de l'Histoire, comme veut probablement le suggérer son titre. C'est la guerre, quelque part en France, dans une région de montagnes ; le maquis commandé par le capitaine Sonnal (drapeau tricolore), unissant ses forces à celui de Justice (drapeau rouge), prend le risque de défiler en armes dans un village ; fureur de l'occupant, lequel attaque à l'aube ; qui l'a renseigné ? Tout accuse Hopper, le fils du directeur des impôts ; ses compagnons de lutte le jugent, le fusillent ; mais pour finir ce n'était pas lui le traître.
Dans tout cela, rien qu'on ne sache déjà par l'Histoire, justement, rien qui n'ait (souvent) été dit. Les rudes conditions de vie, l'héroïsme tout simple, on a le sentiment qu'on les imaginerait sans l'aide de Caroline Lunoir. Que les motivations n'aient pas toujours été glorieuses ne représente pas davantage une révélation. Et que le féminisme n'ait pas constitué le premier souci des hommes de 1944, le lecteur s'en douterait même si Colette, agent de liaison d'une lucidité étonnamment actuelle, n'était pas là pour s'en indigner (« C'est donc tout ce que je suis pour vous : une bonniche qui apporte à bouffer, des messages et un sourire ? »).
Bref, sur le plan du drame humain en tant que tel, rien de neuf. Et sur celui de la littérature ? Réussit-elle ici, comme elle est censée le faire, à rendre nouveau ce qui ne l'est pas ? Il faudrait peut-être d'abord pour cela qu'elle oublie de temps en temps au moins un petit peu ce qu'elle veut dire. Or, comme on vient de le voir, l'auteure, par-dessus ses personnages et son récit, ne cesse de regarder vers nous et notre temps. On la voit en permanence occupée à extraire les faits qu'elle nous raconte de ce qui ferait justement leur authenticité, l'époque, dans un effort pour les tirer vers l'universel qui ne parvient qu'à les enfermer dans l'abstraction. Et le manichéisme, à l'évidence grand ennemi, règne partout. Dans la psychologie, construite à la hache et à coups de gros sentiments ; parmi les personnages, qui sont autant de types identifiés dès le premier regard : le prêtre, le médecin, l'officier de carrière, lequel, comme tout homme d'action qui se respecte dans ces années-là, fume la pipe — mais il cherche à en « embraser le culot », ce qui est une dôle de façon de s'y prendre ; Caroline Lunoir doit penser que culot est un mot plus noble pour dire fourneau.
Car les mots nobles, par ailleurs, ne manquent pas. Tous ces gens parlent comme des livres, enfin, comme les livres sont censés parler et comme celui-ci, malheureusement, parle, même quand ce ne sont pas les héros qui s'expriment (« Les cernes de ses nuits blanches avaient déjà creusé dans son regard la tombe de sa fille »…). Un marin décrit son « lopin de terre » au fils du percepteur : « Une crique étranglée entre une falaise abrupte, une langue de terre déchirée de pierre, pansée par la bruyère et une grève de galets coiffés de varech » ; une jeune femme violée par l'ennemi réclame son amoureux : « Il faut que ma peau, mes entrailles, soient lavées par sa tendresse ». On philosophe, aussi : « Vous voyez, on devient médecin par orgueil. Puis on devient modeste par expérience », dit le médecin. Et l'ecclésiastique de répliquer : « C'est pareil. Je suis devenu prêtre pour être en dialogue direct avec Dieu ».
À l'obsession d'actualité s'ajoute donc une conception du roman si rétro qu'on frôle le pastiche. Tout paraît avoir été écrit dans le plus immédiat après-guerre. Compte tenu des événements, s'entend, car pour le reste il faudrait remonter aux auteurs les moins avant-gardistes des années 1930. Le modèle, c'est Malraux. Mais il avait le sens du rythme et connaissait bien son Faulkner. Caroline Lunoir ?... J'ai des doutes. Et les drames, décidément, si grands et émouvants soient-ils, ne suffisent pas à rendre les livres nécessaires.
P. A.
Ce texte est paru une première fois le 3 mai 2015 sur le site du Salon littéraire