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Vincent Van Gogh, L’éternel sous l’éphémère, Stéphane Lambert (Arléa)
Il est assez fascinant d’accompagner Stéphane Lambert sur le chemin qu’il suit, depuis à présent des années, de peintre en peintre. De passer avec lui de Goya à Spilliaert, puis à Klee et, à présent, à Van Gogh, pour ne citer que ceux auxquels il s’est consacré ces derniers temps. En suivant ce chemin, c’est leur chemin qu’on suit – celui d’une quête, que l’écrivain belge mène en répétant la leur.
À mesure que cette quête se déroule, l’écriture paraît progresser en direction d’une sorte d’ascèse, en s’éloignant toujours plus de l’autobiographie comme de la biographie : si les livres consacrés à Goya ou même à Klee étaient encore, peu ou prou, le récit d’une double expérience (celle de l’artiste et celle de l’auteur contemplant les toiles), ici, avec Van Gogh, le texte devient expérience, en tant que tel.
« La clé du désordre »
On refait avec Lambert le chemin de Van Gogh : « Nous allons voyager avec vous. Laisser les paysages défiler pour en saisir la géométrie profonde ». Des paysages peints. D’Amsterdam à Paris, puis à Arles, Saint-Rémy et enfin Auvers-sur-Oise, on ira non tant d’un lieu à l’autre que de tableau en tableau, des Mangeurs de pommes de terre jusqu’au Champ de blé aux corbeaux. « Je prends les œuvres comme elles viennent dans la consultation de catalogues, saisissant la clé du désordre sans savoir ce qu’elle va ouvrir ». Chacune de ces œuvres devant lesquelles le voyageur s’arrête, il la contemple et tente d’y déposer des mots. Ekphrasis ? Non. Pas de description à proprement parler. Plutôt que d’évocation, il s’agit d’invocation, voire de possession : l’ambition est ici d’entrer dans le regard du peintre, de voir comme lui, d’être lui.
La syntaxe elle-même travaille à effacer la différence entre le locuteur et celui dont il parle. Aussi bien les passages extraits de la correspondance avec Théo sont-ils en italiques, mais sans guillemets. Face au vous qui interpelle l’artiste, peu de je : les phrases, nominales, brèves, jetées sur le mode de l’asyndète accumulative, frôlent le poème et, quasiment, la transe.
« Un autre lieu (…) abrité sous tous les lieux »
On pénètre peu à peu dans un espace double, superposant la distance qui sépare les mots et la peinture à celle qui sépare le peintre et le monde. Car c’est cette dernière séparation que l’œuvre, au moins par éclairs, annule : « Le paysage, c’est ce que l’on est à l’instant où on le voit et c’est aussi tout ce que l’on n’est pas, le hors-de-soi rapatrié dans le cadre du tableau ». Entreprend-on de se peindre soi-même ? On le fera « comme on peindrait un champ de blé », devenant « spectateur de ce qui traverse [son propre] corps. De ce qui le délie dans l’univers, de ce qui fonde son ontologique appartenance à ce qui n’est pas [soi] ».
La recherche fiévreuse d’un tel « accord » avec le monde mène, on le sait, aux confins de la folie. Cette recherche tend-elle, comme le suggère le sous-titre, à atteindre « l’éternel sous l’éphémère » ? Plutôt, dirait-on, une certaine continuité du réel sous la discontinuité apparente des êtres et des choses : « En peignant des tableaux il y a un autre lieu à atteindre, abrité sous tous les lieux ». Dans la Nature morte avec raisins, poire et citrons de 1887, si « chaque fruit a sa tonalité » et « existe à part entière », « un flou fédérateur travaille à son évaporation ». C’est bien le fond des choses qu’il est question de saisir, « l’arrière-plan du paysage, la couche primaire du vivant, le calme concept de l’être ».
« Il n’est pas sûr », écrit Lambert, que Van Gogh ait atteint ce qu’il poursuivait ainsi de toile en toile. Mais qui y parvient ? Tout ce que l’on peut faire, c’est s’acheminer en direction d’un tel point de fuite. En suivant, par exemple, la route empruntée par les peintres – ou celle d’un écrivain qui marche sur leurs traces.
P. A.
Illustration : Nature morte avec raisins, poire et citrons, 1887, détail
Tags : Stéphane Lambert, Vincent Van Gogh, janvier 2023, peinture
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