• Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires, Marianne Jaeglé (L’Arpenteur)

    fr.wikipedia.orgY a-t-il vraiment des instants, dans la vie, où tout se joue ? Il est permis de penser qu’en dehors de circonstances exceptionnelles ils sont en réalité plutôt rares, et que nos grandes décisions se prennent, avec ou sans nous, de façon insensible, progressive et inaperçue. Mais les instants clés font de parfaits sujets de nouvelles. Au sens le plus classique du terme : une vie en quelques minutes, en quelques pages, volontiers terminées par une chute.

     

    Ce sont de telles nouvelles que l’on trouve dans le recueil publié ce printemps par Marianne Jaeglé. L’auteure de Vincent qu’on assassine (L’Arpenteur 2016) a choisi de les consacrer elles aussi à de grands artistes. Moins courue que le roman biographique, il y a en effet la nouvelle biographique, dont Michon, dans Maîtres et serviteurs (Verdier, 1990) a donné de beaux exemples. Mais il s’agissait là de nouvelles longues. Les vingt et un récits de Marianne Jaeglé comptent chacun à peine quelques pages, et toute leur force vient de ce qu’ils jouent jusqu’au bout le jeu de l’instant.

     

    « Transparence liquide »

     

    On y rencontre du beau monde : le Caravage, Théophile Gautier, Chaplin, Mendelssohn… même Homère (dont, avouons-le sans détour, il aurait mieux valu se passer). Une suite de courtes notes finales indique où l’auteure a trouvé le détail dont elle est, dans chaque cas, partie. Car tous ces récits ou presque racontent bien un moment plus ou moins bref dans une vie : rentrant de voyage, Mendelssohn retrouve sa sœur ; Chaplin glisse paisiblement (et, sans le savoir, pour la dernière fois) dans le sommeil ; Malaparte visite le ghetto de Varsovie ; Claudel, après brève réflexion, renonce à prendre en charge Camille… On peine à vrai dire parfois un peu à saisir en quoi ces instants sont décisifs. Que ce soit pour l’existence de l’artiste (que change pour Picasso la visite que lui rend Otto Abetz dans son atelier ?) ou, surtout, pour l’œuvre : si Claudel et Mendelssohn avaient été de meilleurs frères, auraient-ils écrit ou composé différemment ? On discerne mal aussi l’importance, inévitablement grande, qu’a pu avoir pour ses livres à venir la fausse exécution du jeune Dostoïevski. Et on ne voit pas du tout en quoi le fait que Dürer n’ait pas peint une baleine est essentiel.

     

    Pourtant, parmi les plus réussis de ces récits, c’est-à-dire parmi les plus nombreux, figurent peut-être avant tout ceux qui mettent en scène des peintres. Ce n’est pas un hasard. Ne cherchent-ils pas tous, peu ou prou, comme le Caravage, à « saisir l’instant » ? Et l’évocation que fait Verrochio de son propre Baptême du Christ est emblématique, qui immobilise « la transparence liquide » où baignent les pieds de Jésus et de saint Jean, « d’une teinte légèrement plus foncée que le reste de leur corps ». « Saisir l’instant », tel pourrait être aussi le rôle de la poésie : dans la première nouvelle, consacrée à Basho, maître du haïku, le moment de la décision (il ne rentrera pas dans sa famille, il sera poète) coïncide avec l’expérience d’un moment « irremplaçable » du monde (« Un rayon de soleil oblique illumine encore la mare. Le silence se fait ») et à son évocation par l’auteure, en une double et saisissante mise en abyme.

     

    Insidieux abîmes

     

    On verra un procédé du même genre dans la nouvelle où Michel-Ange se rappelle avoir vu une fresque de Léonard de Vinci se défaire et s’effacer, en quelques minutes, du mur où elle avait été peinte. À l’inverse, au cours d’un voyage en train, J. K. Rowling (Harry Potter…) voit soudain l’univers de ses livres futurs surgir et se dessiner dans son esprit — « C’est là, à portée de main, tout proche, cela miroite dans une semi-pénombre ». L’instant, c’est le glissement, apparition ou fuite. Qu’est-ce qu’un instant ? La plupart des nouvelles de Marianne Jaeglé tournent, sans le dire, autour de cette interrogation, et jouent, du coup, avec les limites du genre qu’elles illustrent. Le moment raconté n’est pas toujours le moment clé. Comme dans le récit, magnifique de simplicité, qui montre Primo Levi renoncer in extremis à se jeter dans la cage d’escalier de son immeuble… où il se jettera bel et bien un autre jour — et cet instant fantôme vient, pour nous, depuis l’avenir, hanter le texte qui en raconte un autre. Chaplin se rappelle un moment de grand triomphe à un moment apparemment anodin, mais pas à nos yeux.

     

    Où sont les limites de l’instant ? Certaines minutes durent en se répercutant pendant toute une vie. Michel-Ange, vieillissant, se souvient du jour où il a su qu’il l’emportait sur Léonard. Et celui-ci, dans le récit qui donne son titre au recueil et le clôt en reliant entre eux plusieurs de ses éléments, se rappelle cet instant-là en même temps que celui où lui-même a, jadis, dépassé son maître, Verrochio. D’autres moments clés se dédoublent étrangement, se répétant en s’inversant : quel est l’instant, ou l’instantané, essentiel dans la vie de Lee Miller, celui où elle a pris la photo d’un amoncellement de cadavres à Dachau, ou celui où elle a fait prendre la photo de son propre corps nu dans la baignoire d’Hitler ?

     

    Où commencent et où finissent les instants clés ? Y en a-t-il ? Y a-t-il, en fin de compte, quelque chose comme des instants, tout court ? Le recueil de Marianne Jaeglé, bref et d’une élégance apparemment si lisse, ouvre, insidieusement, sur de sacrés abîmes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Le Baptême du Christ, Andrea del Verrochio, achevé par Léonard de Vinci (1472-1475)

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