• Terre, mère noire, Kristian Novak, traduit du croate par Chloé Billon (Les Argonautes)

    trustmyscience.comLes Argonautes, jeune maison dynamique, publient des traductions de « romans européens inédits », avec l’ambition de faire entendre et découvrir de « nouvelles voix ». J’ai dit ici le bien que j’avais pensé de Bolla, du Kosovar Pajtim Statovci, comme de Ceux qui ne meurent jamais, de la Roumaine Dana Grigorcea. Car l’Europe des Argonautes est surtout, et tant mieux, centrale.

     

    Retour en ex-Yougoslavie avec Terre, mère noire, qui valut à l’universitaire Kristian Novak un grand succès en Croatie et, consécration suprême, une traduction anglaise. Il y a un récit-cadre, indispensable, comme tous les récits-cadres, même si on aimerait autant pouvoir ici s’en passer. Matija, qui est romancier et vit à Zagreb, va mal. Ses deux premiers livres ont bien marché mais il n’arrive pas à écrire le troisième. En plus, Dina l’a quitté, après avoir découvert qu’il mentait à tour de bras pour cacher son total oubli de son enfance (« Chaque jour ça me vient différemment alors je le présente différemment »). C’est un peu poussif et tombe, lorsqu’il s’agit de décrire les relations amoureuses, dans une forme curieuse mais fréquente de mièvrerie contemporaine.

     

    Mort du père

     

    Heureusement, ça ne dure pas. Matija retrouve vite, et soudain, la mémoire. Il écrit, pour Dina, l’histoire de ses tendres années, laquelle constituera probablement le troisième livre jusqu’alors impossible. Et alors, là, plus de mièvrerie : la première vertu du texte est dans le caractère résolument horrifique des événements racontés, auquel le héros devenu narrateur et, derrière lui, l’auteur lui-même, paraissent prendre un malin plaisir.

     

    Cela se passe dans un petit village du Medjimurje (nord de la Croatie, près de la frontière slovène), autour du grand tournant de 1991. Tout commence par la mort du père, travailleur exilé en Allemagne. « Peut-être avais-je souhaité un instant qu’il n’existe pas », pense le petit Matija. « Et peut-être quelqu’un avait-il entendu et exaucé mon vœu ». En proie à une culpabilité écrasante, le voilà qui cherche partout le père perdu, jusque dans la rivière, au fond de laquelle il tente d’envoyer son ami Dejan en échange du défunt. À partir de là, forcément, il a mauvaise réputation dans le village.

     

    Horreur au village

     

    Matija se croit investi d’un « immense pouvoir » (« Il me suffisait de souhaiter que quelqu’un meure »). Il reçoit la visite de deux esprits, Bolat et Épièt, qui ont l’air de sortir d’un film de Lynch. Il réfléchit en les faisant parler, et formuler des tentatives d’explications rationnelles – dont la plus vraisemblable est à chercher dans l’usage local d’un engrais minéral ayant « des propriétés psychotropes » et susceptible de « causer des dépressions ». Car les suicides se succèdent au village, et la tension monte avec la peur, tandis qu’en parallèle les événements historiques se précipitent.

     

    Le parti indépendantiste gagne les élections de 1990, les Croates se veulent « un peuple différent et beaucoup plus civilisé (…) que les Bosniaques et les Serbes mal élevés, mal rasés et crasseux » … qui ne l’entendent pas de cette oreille. Cependant leurs chars ne feront que passer, en route pour la Slovénie. Seules « des nouvelles épisodiques sur des fusillades ou des barricades » parviennent dans la « petite enclave d’horreur » qu’est devenu le village. Et un des points forts du roman est ce maintien à distance d’une guerre dont il offre sinon l’allégorie, au moins un saisissant tableau des causes profondes. La mentalité des villageois est un navrant mélange de méchanceté, d’égoïsme, de détestation réciproque, de machisme brutal sur fond d’alcool et de foot. La violence est toujours prête à éclater, et la collectivité a vite fait de voir dans Matija ou dans un autre le bouc émissaire idéal.

     

    Comédie, signifiants et contes

     

    Pourtant, c’est aussi le récit d’une enfance, et le portrait d’un enfant, « bizarre », c’est-à-dire imaginatif. Vu sans cesse à travers ses yeux, le monde ressemble à la fois à une comédie noire mais paysanne, avec ses figures pittoresques, et à un conte de fées, plus noir encore. Il y a un autre monde sous l’eau, où les « fèyes » retiennent les trépassés. Et un autre aussi dans la forêt, où clignotent les lumières des « follets ». « À ton avis, il est comment, le monde, de l’autre côté (…) du miroir de la rivière ? » demande à Matija son nouvel ami, Franc… On aura décrypté sans peine ces métaphores, auxquelles s’ajoute celle, insistante, du titre (« Chaque fois que tombait la nuit, d’épaisses ténèbres entraient dans la terre »). La seconde originalité du livre de Novak est d’ancrer la fiction dans l’inconscient, collectif, avec ses archétypes et ses mythes, mais également individuel. Car, au fond, tout cela n’est peut-être que l’effet de la psychose dont souffre Matija. Il a tué le père, la terre est « une mère noire », il va rôder la nuit dans la forêt, où « une partie de [lui] est restée pour toujours ». Des signifiants issus de ces profondeurs reviendront plus tard flotter à la surface de sa mémoire, « un peu de terre noire sur sa basket », « des yeux de mouche », « un vieux jouet en bois ». Et c’est un signifiant, entendu par hasard, qui sera pour lui la clé du passé refoulé.

     

    De l’autre côté de ce miroir-là, il trouvera « ce qui se rapproche sans doute le plus de la vérité »… Autrement dit, une construction en bonne partie imaginaire. Matija, on nous le répète depuis le début, est, comme Kristian Novak, un inventeur d’histoires. Si elles ne sont pas gaies, c’est la faute de l’Histoire majuscule. Reste cependant le plaisir, même un brin pervers, de les raconter – et de les entendre.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :