• Saharienne indigo, Tierno Monénembo (Seuil)

    www.rfi.frÇa commence bien : Atou, quinze ans, saute du haut du balcon ; elle vient de tuer son policier de père avec son arme de service (il l’avait violée). Et la voilà en fuite dans les rues de Conakry, « zigzaguant entre les amas de pierres et les ruelles boueuses », parmi « les rôdeurs et les chiens errants ».

     

    Contrepoint. Suivant un procédé qui tourne de plus en plus à la règle établie, deux pistes narratives alternent dans le livre de Tierno Monénembo, prix Renaudot 2008 pour Le Roi de Kahel (Seuil). Nous sommes à présent à Paris. Atou a une quarantaine d’années, et on l’appelle « comtesse ». Elle pousse le fauteuil roulant d’un tétraplégique, tandis qu’une espèce de vieille folle, madame Corre, la harcèle pour lui extorquer l’histoire de sa vie. « Vous me voyez, moi (…), écrire un livre… ? » Oui, mais, en même temps, « c’est fait pour ça, une vie, pour être racontée ». Donc, allons-y.

     

    Sous le signe du baroque

     

    Entre Paris et la Guinée, présent et passé, va-et-vient par-dessus un vide central, lequel va se combler peu à peu. Nous apprendrons tout de la vie d’Atou, qui, en fait, s’appelle Véronique, et aussi, à l’occasion, Clara, ou comtesse de Monbazin ; qui n’est pas auxiliaire de vie mais femme d’un comte, dont on saura comment il s’est retrouvé dans une chaise roulante ; qui n’a pas tué son père puisque ce n’était pas son vrai père, et qui découvrira, avec nous, qui étaient ses véritables parents. En parallèle, nous saurons également tout de l’existence de madame Corre (qui ne s’appelle pas madame Corre) ; sauf qu’on ne peut pas vraiment parler de parallèle, même si on nous en parle, car ces vies « ne se ressemblent pas, elles se croisent. Deux vies parallèles qui ont eu vite fait de se rencontrer ».

     

    Nous sommes dans cette forme de baroque qui commence à nous être familière depuis que la littérature du continent africain s’affirme (voir, par exemple, ici). Fausses symétries, retournements de situation, redoublements et dédoublements incessants : deux pays, deux villes, deux femmes, deux couples parentaux, comme nous l’avons dit ; mais en Guinée, où s’est déroulée sa tumultueuse jeunesse, Atou-Véronique avait aussi une alter ego, Raye, et, avant le comte Philippe, un premier homme de sa vie. Et puis, il y a les images, bien sûr : « le petit pot de miel que le bon Dieu a logé entre vos cuisses », « son rouge regard de panthère planté comme un clou au milieu de mon visage », « tous les poux qui grouillaient dans les chiffons de mes souvenirs »… Tout cela ancré dans cette oralité retravaillée par le style, qui est chère, elle aussi, aux auteurs venus de plus loin que le Sahara.

     

    Il faut l’avouer, le goût de la parole et celui des jeux de miroirs, tout séduisants qu’ils sont, ont ici deux conséquences un peu fâcheuses. D’abord, à travers ce maquis de renversements et de révélations, on avance très lentement, au fil d’innombrables redites. Ensuite, plus ça va, plus les discours abondent. Atou la narratrice évoque la méchanceté des hommes, la perversion des grands idéaux (qui voit « les Castro, les Sékou Touré, les Mugabe se transformer en monstres »), la disparition des idéaux tout court (car autrefois « la vie de l’individu était inséparable de celle du monde », mais « rien de tel aujourd’hui »). Autant de propos qui, pour être proférés sur un ton d’oracles, n’en deviennent pas pour autant d’une originalité plus frappante.

     

    Vivre à Conakry

     

    Si la méchanceté et les grands idéaux ont cependant leur place ici, c’est que le livre de Tierno Monénembo est d’abord un long coup d’œil rétrospectif sur l’histoire tourmentée de la Guinée indépendante. Quand l’auteur, né en 1947, évoque le régime de Sékou Touré, il sait de quoi il parle. C’est en homme connaissant le sujet qu’il montre la paranoïa, les arrestations arbitraires, les tortures et les exécutions dans le sinistre camp Boiro, la surveillance policière obstinée — comme celle qu’exerce sur Atou le mystérieux homme à la « saharienne indigo ». Et il est aussi question d’un pays que les jeunes gens rêvent de fuir (« Là-bas, tu trouves quand tu creuses. Ici, tout est caillou »), et où des jeunes filles comme Raye et Atou ne survivent qu’en arnaquant « les gringos, les patrons, les bwanas » qui viennent chercher en Afrique « de la gnole, de la came et des jolies nanas » — quand ce n’est pas en les détroussant carrément.

     

    Mais ça ne trouble pas plus que ça nos amies. Elles aiment « la bière, le vin, le rap, le reggae, la salsa, le shit », et sont bien décidées à survivre coûte que coûte dans les folles nuits de Conakry, avec pour fond sonore « les muezzins asthmatiques, les camions à bout de souffle, les crapauds, les bagarres des ivrognes, les sonos mortelles des maquis (1)… Monénembo nous brosse de beaux portraits de fortes femmes. Et le portrait d’un pays, vu (toujours le baroque) dans le jeu de ses contrastes : entre misère et vitalité, ville, et campagnes qu’on traverse en regardant « comme dans un songe défiler les massifs tabulaires, la brousse en fleurs, les rivières miroitantes, les vallées ocre coiffées d’hibiscus, le bouillonnement des chutes »… La vraie mère d’Atou vient des « montagnes du Fouta-Djalon », son vrai père de « la mangrove de la Basse-Côte ». Même si leur fille a de la présence et de l’abattage, la véritable héroïne, ici, c’est la Guinée.

     

    P. A.

     

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    Illustration : Conakry

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