• https-_upload.wikimedia.orgIl y a une douzaine d’années, j’avais beaucoup aimé L’Homme-sœur (P.O.L, 2004). Six ans plus tard, il y eut La vie est brève et le désir sans fin (P.O.L, 2010), réécriture de Manon Lescaut, d’un intérêt plus discutable, comme son titre pompeux pouvait le faire craindre. Aujourd’hui, soit, à nouveau, six ans plus tard, Patrick Lapeyre publie cette Splendeur dans l’herbe, autre titre un brin emphatique, qui ne renvoie pas à un film de Kazan mais, c’est plus classe, à un poème de Wordsworth, cité en exergue et sans traduction.

     

    Soupçons suisses

     

    La lenteur de notre écrivain le rend sympathique. On aimerait aimer les œuvres de cet homme qui échappe visiblement à l’obsession de publier répandue chez bien des auteurs. Seulement il ne faut pas abuser des bonnes choses… Homer a été quitté par Emmanuelle pour Giovanni, qui a quitté Sybil pour elle. Les deux abandonnés prennent contact, se voient, s’acheminent (très) progressivement vers le moment où ils accepteront l’idée qu’ils s’aiment et envisageront de s’épouser. Dans le récit de leurs atermoiements s’intercalent des épisodes de la vie d’Ana, mère d’Homer, qui a été peu heureuse en ménage avec son mari, Suisse de langue allemande. On ne voit pas bien pourquoi il est question de cette dame plutôt que, disons, du père de Sybil ou de la tante de Giovanni… Peut-être faut-il comprendre que les complications d’Ana expliquent les procrastinations d’Homer. On ne sait pas. Tout ça se passe entre Île-de-France, Alsace et Suisse, avec un petit peu d’Italie. Pourquoi l’Alsace, pourquoi la Suisse, on ne voit pas la raison non plus, sinon que Lapeyre lui-même est d’origine suisse par sa mère. Pas comme Homer, qui l’est par son père — et voilà peut-être la raison de sa réserve.

     

    Ping-pong et piano

     

    Toujours est-il que Sybil et lui remettent à plus tard, chapitre après chapitre, de tirer les conséquences de leur attirance réciproque : le désir est sans fin. Et le livre de Lapeyre n’est pas bref. Sybil attend, Homer se tâte, en parallèle Ana s’entend de moins en moins bien avec Arno. Et ça dure. Nos héros parlent de choses et d’autres, il paraît que ce sont des conversations plutôt que de simples dialogues. Ah, d’accord… Ils s’asseyent dans des chaises longues, échangent des balles de ping-pong, jouent du piano, se promènent dans des lieux gracieusement évoqués, il faut le reconnaître, longeant « des jardins de résidences secondaires et des courts de tennis désertés, jusqu’à un pont métallique qui enjamb[e] un canal, le long duquel une dizaine de vieilles péniches [sont] amarrées, avant de s’engager dans un chemin forestier, puis dans un autre, guidés par le chant étouffé d’un coucou ».

     

    Tout est gracieux, d’ailleurs, teinté d’humour, de mélancolie, on peut ouvrir le livre à peu près n’importe où sans avoir peur de perdre le fil, c’est commode quand on doit s’y prendre, comme ce fut mon cas, à plusieurs fois pour arriver au bout. Curieux malgré tout de voir à quoi tout cela tend, et perplexe de découvrir (mais on avait fini par s’en douter) que la question demeure entière.

     

    Pourquoi pas ? Désirs et lenteur, petits riens, ce pourrait faire un charmant roman bref de chez Minuit — école à laquelle Lapeyre, comme d’autres auteurs de chez P.O.L, se rattache. Mais, quand même, presque 400 pages… C’est beaucoup… On me dira que l’art de se faire la cour pendant des années et de le raconter dans de très longs romans a eu son heure de gloire et ses lettres de noblesse dans l’histoire littéraire française. Cela s’appelait la préciosité. Honoré d’Urfé et Mlle de Scudéry y ont brillé de tous leurs feux.

     

    P. A.

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  • http-_images.delcampe.comCe n’est pas un roman biographique consacré à la compagne de Balzac. Ce serait plutôt, pense-t-on d’abord, un roman plus ou moins autobiographique, dans lequel un narrateur né, comme Rossano Rosi, au début des années 1960, évoquerait son enfance et son adolescence « dans une rue pauvre pleine d’immigrés d’un pauvre quartier plein d’immigrés d’une ville de province aux prétentions parfois grotesques, le tout dans un pays sans grandeur quoique muni d’un récent passé colonial et d’un jeune souverain à la triste figure ». Ce pays, c’est la Belgique, et cette ville, Liège. Celui qui parle s’apprête au début du livre à y effectuer son service militaire, ce qui le conduit à s’interroger sur le passé de son père, venu de Toscane au lendemain de la Seconde guerre mondiale.

     

    Logique du signifiant

     

    Chemises noires, jeunesses grises, mines de charbon, immigration, fascisme, tous les ingrédients d’un type de récits bien connu, semble-t-il. Mais très vite des signes étranges nous avertissent que c’est moins simple qu’on ne pensait. Tout d’abord, les morts en série : tous les personnages surgis dans la vie du héros s’en effacent immanquablement comme dans un jeu d’enfant pervers. Ensuite, les distorsions du point de vue, qui permettent à ce héros-narrateur de savoir ce qu’il serait censé ignorer (« Je n’entendis pas la voix de mon père, après que j’eus refermé la porte […] et que j’eus commencé à m’éloigner […] vers ma singulière destination : "Va… Je te les confie. Ils sont à toi désormais". »). Enfin et surtout, on a tôt fait de s’apercevoir que l’évocation de ces prétendus souvenirs se construit par associations de mots plutôt que d’idées, le signifiant « béret », par exemple, posé au départ, appelant le nom du pistolet Beretta et commandant ainsi l’apparition des thèmes de la guerre et du fascisme.

     

    Rien d’étonnant chez ce professeur de langues anciennes, auteur, outre plusieurs romans, de divers recueils de poèmes : c’est bien une logique poétique qui est à l’œuvre, et nous entraîne dans les arabesques toujours plus complexes d’une rêverie qui mêle aux jeux du souvenir ceux de l’imaginaire. Le narrateur, qui ne se déplace jamais sans un exemplaire de Vingt mille lieues sous les mers, circule dans son passé comme dans un milieu : « Je revois les scènes de ma vie, toutes les scènes de ma vie, que je fais apparaître, d’un simple clignement d’œil, dans le cadre du hublot ».

     

    Portrait de ville

     

    Dans cette exploration, le motif de la ville occupe une place de choix. « Belge : toujours amateur de fantastique urbain », aurait sans doute dit le Dictionnaire des idées reçues. Et il aurait peut-être eu, comme il arrive, raison. Comme en hommage à Rodenbach, et dans une atmosphère parfois fin de siècle, c’est aussi à un triste et subtil portrait de Liège que Rossano Rosi nous invite : « Il y avait de la fumée sur les eaux du fleuve, que l’on voyait glisser en volutes compactes sous les arches et disparaître en aval, au loin vers Coronmeuse (…). Il n’y avait personne. Des lumières glissaient pourtant sur les péniches amarrées. J’enviai les mariniers d’être là sans y être, prêts comme ils l’étaient à repartir sur leurs chemins d’eau à travers toute l’Europe »… Et ces péniches nous offrent au passage une belle métaphore du roman lui-même et de ses divagations sur les fleuves de la mémoire.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneN'en tirons pas de loi générale… Mais enfin il y a ce que vous lisez ici et il y a aussi tout ce à quoi vous échappez. Ainsi trois gros livres me sont récemment tombés des mains. Le premier racontait l'histoire d'un scénariste de Hollywood, drogué, alcoolique et obsédé sexuel, comme il se doit. Le deuxième mettait en scène un publicitaire que sa femme venait de quitter ; elle ne lui avait laissé que le chien ; ce chien allait sauver notre homme du désespoir et le réconcilier avec l'humanité ; on le comprenait dès les première pages ; elles suffisaient. Le troisième ouvrage parlait d'un écrivain qui ne savait pas sur quoi écrire et avait tout à coup une révélation : il allait raconter la vie de son meilleur copain. C'était déjà plus prometteur. Du reste, j'ai tenu plus longtemps. Mais m'intéresser pendant 300 ou 400 pages aux échecs répétés et répétitifs d'un loser caractéristique et caractérisé, c'était trop.

     

    Étrange histoire d’un texte

     

    Ah, que ces gens ne connaissent-ils le genre allemand de la Novelle, tel par exemple que le pratiquait Schnitzler entre la fin du XIXe siècle et sa mort, en 1931 !... Un format assez long pour emporter le lecteur, assez court pour déjouer les clichés et le bavardage : tout repose ici sur un art de l'équilibre et du dosage, peu éloigné de celui du poème.

     

    D'ailleurs, c'est d'un poète qu'il est question dans ce livre étrange et paradoxal qu'est Gloire tardive. Destiné à la publication en 1895 dans Die Zeit qui en exigeait une version plus resserrée, il ne fut jamais réécrit ; sauvé de l'autodafé nazi en 1938 et transporté à Cambridge avec toutes les archives de Schnitzler, il ne fut jamais publié, contrairement à d'autres textes, par la femme et le fils de l'auteur ; oublié, on l'a retrouvé récemment ; il est paru à Vienne en 2014 et paraît aujourd'hui dans la belle et sobre traduction de Bernard Kreiss. Voilà pour l'étrange histoire du texte. Le paradoxe tient à ce qu'il est dû à un écrivain de trente-trois ans, encore au début de sa carrière et promis à une gloire qui n'aura rien de « tardif ». Et ce récit en dit long, c'est certain, sur les angoisses et les incertitudes de Schnitzler face à son avenir. Mais ces angoisses et ces incertitudes sont l'occasion d'une réflexion bien plus générale, qui porte sur la notoriété, la jeunesse, la vieillesse et, par-dessus tout, l'écriture.

     

    « Il devait y avoir une raison à cela » 

     

    L’intrigue, comme le genre l’exige, est d’une simplicité parfaite. Monsieur Saxberger, dont le nom commence comme celui de Schnitzler, a publié un recueil de poèmes dans sa jeunesse. Cependant, à soixante-dix ans, fonctionnaire, il a perdu ce passé de vue : « Il y avait repensé parfois, ainsi d’ailleurs qu’à d’autres extravagances propres à cet âge, mais qu’il pût être un poète malgré tout, cela il l’avait depuis longtemps oublié ». Aussi est-ce avec une surprise mêlée de ravissement et d’un peu d’effroi qu’il voit un groupe de jeunes gens dévorés du désir d’écrire et de réussir, en colère contre tous ceux qui, ayant déjà réussi, leur barrent, pensent-ils, la route, le choisir soudain comme idole et lui demander de participer à la soirée littéraire qu’ils comptent organiser. Il devra y lire une œuvre nouvelle. Ne reste donc plus qu’à l’écrire.

     

    Il y a beaucoup d’humour et un peu de satire dans ce récit où on croise, paraît-il, quelques figures de la Vienne littéraire de l’époque (celle, notamment, du très jeune Hofmannsthal). Il y a l’évocation de la ville à sa période la plus fascinante — tavernes, Ring, messieurs élégants, rues nocturnes… L’essentiel est pourtant ailleurs.

     

    « Mon double », disait tout bonnement Freud à propos de son compatriote. De fait, s’il n’y a pas chez Schnitzler tentative de plongée dans l’inconscient de ses héros— il est beaucoup trop fin pour cela ­—, on ne trouve pas non plus chez lui de psychologie au sens où l’entendaient les romanciers de son temps. Plutôt qu’à des analyses, il se livre à des descriptions d’états, qui dessinent toujours les contours d’une zone obscure. « Il ne comprenait pas lui-même que cela pût le tourmenter de la sorte » ; « Il devait y avoir une raison à cela » ; « Pourquoi (…) [ces mots] le rendaient-ils si affreusement triste ? »… Loin de clarifier et d’expliquer, les réflexions du personnage approfondissent l’impression d’un mystère. Tel celui de la couleur jaune, qui, revenant à plusieurs reprises et provoquant toujours chez le héros une impression inexplicablement désagréable, a tout du signifiant lacanien.

     

    « Vie rêvée, vie rêvée »

     

    Le sentiment subtil et irritant de frôler un essentiel qui se dérobe est renforcé par le déséquilibre savant de la construction. Car si le sommet du récit est, sur le plan de l’action, la séquence de la fameuse soirée littéraire, peut-être, sur une « autre scène », plus intérieure, est-il atteint lorsque Saxberger cherche l’inspiration de son poème au cours d’une promenade vespérale le long du Danube. « Les contours des montagnes proches, juste en face de lui, s’effaçaient déjà, ne se distinguaient presque plus du ciel crépusculaire qui se penchait profondément sur elles. Sur le fleuve, une longue péniche progressait à contre-courant, halée par des chevaux qui avançaient sur la berge à foulées lourdes, lasses… » Voilà le poème tout écrit, se dit-on. Mais on se le dit parce que ce sont des mots qu’on a sous les yeux. Les choses, dans la fiction, ne font que distraire un Saxberger auquel les mots font justement défaut : « Vie rêvée, vie rêvée (…). C’était comme si on le retenait prisonnier de ces quelques syllabes, comme quand on empêche quelqu’un de se lever de son fauteuil ». Et le jeune vieil auteur viennois d’esquisser ainsi comme en passant une belle réflexion sur l’écriture — d’autant plus belle, et profonde, qu’elle ne fait précisément que passer.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

    « Alors vous ne voulez plus que je vienne ? dit-elle. C’est incroyable comme les gens répètent ce qu’on vient de leur dire, comme s’ils risquaient le bûcher en en croyant leurs oreilles. Je lui dis de venir de temps en temps. Je connaissais mal les femmes, à cette époque. Je les connais toujours mal d’ailleurs. Les hommes aussi. Les animaux aussi. »

    Beckett, Premier amour

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  • http-_www.cityzeum.comJ’ai souvent avoué ici mon amour pour l’île Verte, ses paysages éblouissants, son histoire tragique, ses écrivains. Entre lyrisme ampoulé (Paul Lynch) et tristesse subtile (Claire Keegan), les plus récents d’entre eux continuent à donner de leur pays une image aussi contrastée que le sont ses ciels.

     

    Chacun de ces jeunes auteurs nous est présenté à son tour comme « la nouvelle voix que l’Irlande attendait » — une manie. Colin Barret n'y échappe pas, pour ce livre paru d'abord en Irlande chez un petit éditeur en 2013 puis repris en Grande-Bretagne chez Jonathan Cape l'année suivante. « Sept nouvelles ciselées », dit la quatrième de couverture. Si on veut… Un garçon est amoureux d'une fille, mais celle-ci se trouve mère par la faute d'un autre ; l'amant déçu demande à un copain un peu spécial de mettre la voiture de son rival sur le toit ; après quoi tous deux vont se promener dans un bois environnant. Un autre garçon sert de larbin au champion de billard local ; celui-ci aime la belle Sarah, mais en fin de soirée c'est le factotum effacé qu'elle et sa copine emmèneront dans un autre bois. Un garçon qui a eu le visage défoncé par un coup de pied aime Tain, quinze ans, mais en fin d'une autre soirée c'est son cousin qui fera perdre à l'adolescente son innocence ; peut-être l'amoureux transi se jettera-t-il du haut du toit…

     

    « À la truelle… »

     

    Pas de lyrisme, ici, et, en fait de cisèlement, on a vu mieux : personnages brutaux, violence toujours possible, alcool omniprésent, passion sans espoir pour des filles maquillées « à la truelle », « avec des cuissardes en cuir noir, un collant rose déchiré aux endroits stratégiques, les cheveux orange vif et une lueur meurtrière dans les pupilles ». Le tout sur un tempo de rock carrément punk. Dans les plus faibles des récits, lesquels ont tous pour cadre des petites villes si loin de tout que partir pour Galway c'est aller « sur la lune », la tendance au glauque devient un peu pénible. Mais le meilleur, qui est aussi le plus long, révèle peut-être la signification de ce qui apparaît parfois comme gratuité systématique : Arm, garde du corps bien nommé du dealer du coin, jette sans vraie raison Fannigan à l'eau ; on ne saura pas davantage pourquoi les oncles de son patron, qui sont aussi ses fournisseurs, se mettent tout à coup à lui tirer dessus… Ce que nous dépeint Colin Barrett, c'est un monde privé de sens, et les efforts que des héros vaincus d'avance font en vain pour lui en donner. Chaque nouvelle tourne autour du moment clé où l'absurdité de leur destin se dévoile en même temps qu'il se scelle — et si l'on peut bien parler de cisèlement, c'est pour l'art avec lequel l'auteur met en scène ce moment insaisissable.

     

    Rien à attendre

     

    Qu'est-il arrivé exactement, se demande-t-on à chaque fin de récit, conscient pourtant que l'essentiel est passé devant nous, à sa manière, faite d'évidence invisible. Entre les blocs rugueux et apparemment mal ajustés qui, comme les résumés que j'en donnais plus haut tentaient aussi de le montrer, composent ces histoires, des vies se jouent, à demi-mot, dans une dé-théâtralisation délibérée. Vies à ras de terre, sur les parkings, dans les pubs bondés ou au bord des rivières nocturnes. Avec de fréquents et vains coups d'œil vers un ciel qui n'a « pas vraiment de couleur précise, seulement ourlé d'une barre aqueuse à l'horizon », ou « noyé d'une lumière nacrée et rempli d'énormes nuages chromés dont les ventres ridés se couvr[ent] de marbrures et de striures grises »… Rien à attendre de ce côté-là non plus.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 11 février 2016 sur le site du Salon littéraire.

     

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